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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Erri de Luca, l'expérience du corps et du sacré


Par Georgia Makhlouf
2017 - 06
Erri de Luca (né Henry de Luca) est un écrivain, poète et traducteur italien. Né en 1950 à Naples dans un milieu d’origine bourgeoise, il rompt avec sa famille en 1968, devient ouvrier, multiplie les métiers manuels et embrasse le mouvement d’extrême-gauche, Lotta Continua, dont il sera l’un des piliers. Bien qu'il ait commencé à écrire à l'âge de vingt ans, son premier livre Une fois, un jour ne paraît qu'en 1989. Il obtient le prix Femina en 2002 pour Montedidio et le prix européen de littérature ainsi que le prix Ulysse pour l’ensemble de son œuvre en 2013. En 2015, il a été poursuivi en justice pour avoir soutenu le mouvement qui s’oppose à la construction de la ligne TGV Lyon-Turin et avoir appelé au sabotage du chantier. Il a finalement été relaxé. Bien qu'il se dise non-croyant, il lit quotidiennement la Bible et a appris l'hébreu ancien pour pouvoir lire et traduire les textes sacrés. C'est aussi un passionné d'alpinisme, sujet qui revient fréquemment sous sa plume. Il vit aujourd’hui en ermite dans la campagne romaine. Nous avons rencontré à Paris cet écrivain prolixe, singulier et plein de ferveur, à l’occasion de la sortie de son dernier roman La Nature exposée et d’un opuscule dans lequel il revient sur les poursuites judiciaires dont il a fait l’objet, La Parole contraire, tout deux parus chez Gallimard. L’occasion d’écouter une parole incroyablement concentrée, et d’y cueillir quelques pépites.

Vous dites souvent de vous-même que vous êtes un raconteur d’histoires recueillies ici ou là, un réceptacle où les histoires se posent. Dans la préface de votre dernier roman, vous écrivez qu’il « vient d’une écoute ».

Oui, j’ai en effet une prédisposition à l’écoute ; plutôt que parler, je préfère écouter et dès que je ne suis plus en position d’être interrogé et de prendre la parole, je me mets à l’écoute. Cela me vient sans doute de mon enfance napolitaine : à Naples, les murs ne sont pas bien épais et les histoires passent à travers les murs. Je dispose ainsi d’un beau matériel acoustique, constitué depuis l’enfance par toutes les histoires drôles ou tragiques que les femmes se racontaient, sans censure puisque les enfants n’étaient pas là pour les entendre. Leurs récits mais surtout leurs tons de voix s’imprimaient en moi. C’est fondamental, les tons de voix, surtout s’agissant des femmes de Naples. Leurs voix composent comme un orchestre où toutes les tonalités s’additionnent et se répondent. C’est comme ça que j’ai appris à écouter et l’écoute est quelque chose de très intense pour moi qui se transmet ensuite aux autres sens ; c’est à travers l’ouïe que je peux toucher, voir, goûter, et accéder à l’arbre de la connaissance, et non pas à travers le goût d’un fruit comme Adam et Eve dans le récit biblique.

Vous faites donc un lien entre votre capacité d’écoute et votre désir d’écrire.

Oui, un lien très étroit. Mes histoires passent d’abord par une connaissance physique, traversent d’abord mon corps. Je dois avoir une connaissance physique d’une histoire pour pouvoir la transmettre. C’est un passage obligé. Je n’ai pas d’imagination ou de fantaisie abstraite. Mon écriture est la traduction d’une expérience physique en mots. 

Vous parlez d’histoires recueillies, mais la veine autobiographique est très présente dans votre écriture.

Oui, bien sûr, mais le processus est le même, c’est-à-dire le passage obligé par l’expérience physique. J’ai la chance de me souvenir de quelque chose et pour exprimer ma gratitude, ma reconnaissance à l’égard de ce souvenir, je l’écris. Je l’écris pour le faire durer. Mais je l’écris via un moi narrateur qui est en train de dire, qui transcrit ce que j’écoute. C’est pour cela que mes phrases sont courtes, leur rythme correspond à la respiration du moi narrateur, elles s’arrêtent quand ce dernier reprend son souffle. Et quand il y a du blanc sur la page, c’est parce qu’il a fait une pause pour prendre un café ou se pencher par la fenêtre. 
 
Dans votre dernier roman, l’expérience du sacré est au cœur du récit, et pourtant vous êtes athée.

Non, je ne suis pas athée, je suis non-croyant. Le non-croyant est quelqu’un qui exclut l’expérience de la divinité de sa vie personnelle mais pas de celle des autres ; alors que l’athée l’exclut totalement, il nie cette relation avec la divinité et considère qu’elle est impossible. Je ne parlerai pas non plus, pour ce qui me concerne, de spiritualité, mais d’une expérience physique des effets du sacré. L’illustration la plus claire en est que, pendant toute ma vie d’ouvrier, je me suis levé très tôt pour lire la Bible. Je souhaitais prendre un moment pour moi, avant de perdre toute mon énergie dans le travail et de rentrer chez moi complètement vidé. C’est cela le sacré pour moi, cette petite demi-heure enlevée au sommeil et que je me donnais à moi-même, comme un rachat du temps que je gaspillais en vendant ma force de travail. Le sacré est donc cette gratitude en moi pour ce temps sauvé ; j’en sais gré à l’hébreu ancien d’avoir sauvé mes réveils.

D’où vous est venu le désir de cette langue ?

En lisant la Bible dans la version italienne, je me suis aperçu qu’il y avait là quelque chose qui n’avait rien à voir avec la littérature. C’était la parole d’une divinité, une divinité apparue en Méditerranée après toutes les autres, et qui se manifestait physiquement par une voix s’adressant à un peuple. Il ne s’agissait pas pour cette divinité de communiquer ; l’outil de la parole lui servait à faire advenir le monde. Quand la voix disait « Que la lumière soit », elle faisait advenir la lumière. Les mots ne sont plus ici un outil de communication ; ils sont un instrument de création, un outil de production du réel. C’est là la raison de l’attraction sur moi de ce texte qui correspond au sommet de l’efficacité et de la puissance de la parole. Alors que je me sens comme un résident dans le vocabulaire de la langue italienne, avec ce texte biblique, je me sens au bas d’un sommet qu’il est possible de rejoindre grâce à la parole. On se demande parfois dans quelle langue Dieu a parlé à son peuple. On ne peut répondre à cette question, mais la version écrite de la voix de la divinité est l’hébreu ancien, d’où mon désir d’apprendre cette langue.

Et cet apprentissage a t-il modifié votre rapport à la langue, à l’italien qui est votre langue d’écriture ?

Non, parce que mon moi lecteur et mon moi écrivain ne communiquent pas. Quand je lis, je suis entièrement lecteur, je ne suis pas le collègue de l’écrivain. J’ai beaucoup de bonheurs de lecture, mais je n’ai pas de maîtres en écriture.

Vous écrivez « Quand j’écris, je parviens même à comprendre quelque chose » et vous vous comparez à un moine qui recopie un manuscrit.

Pour moi, écrire c’est recopier la réalité mais sans réussir à me tenir dans l’acte de recopier. Parce que quand je commence à écrire une histoire, il m’arrive toujours des ramifications, des divagations, des suggestions, des souvenirs qui font comme une foule autour de moi, foule dans laquelle je bouge, sachant que je perds la majorité de ces présences, de ces suggestions, et que j’en garde seulement un reste. Par ailleurs, quand la divinité dit « Que la lumière soit », on peut imaginer qu’en réalité, la lumière existe déjà, qu’elle est déjà là. Mais la parole de la divinité la rend manifeste, visible, les mots servent à éclaircir une réalité qui autrement resterait floue. Ce serait comme porter des lunettes : la réalité existe déjà auparavant, mais elle est floue ; grâce aux lunettes, l’image devient nette, évidente. Ainsi les paroles éclaircissent la réalité, lui donnent une haute définition, c’est cela leur fonction. Voilà en quoi on peut dire qu’écrire aide à comprendre.

Dans votre roman, vous dessinez le beau portrait d’un « étranger » qui revient à son lieu d’origine et cesse d’être exilé quand il prie. 

Je me suis inspiré d’une phrase du Coran qui dit que la patrie est sous les pieds d’une mère. Comme il n’a plus sa mère, sa patrie est dans la prière et il y revient cinq fois par jour.

Parlons à présent de La Parole contraire. Qu’est-ce que c’est pour vous exactement « la parole contraire » ?

C’est celle qui contredit la version officielle, qui la démentit. Prenons un exemple, concernant la ligne TGV Lyon-Turin. On parle de TGV, de « grande vitesse ». Or le creusement du tunnel avec toutes les atteintes à l’environnement qu’il entraîne, apporte à peine trois quart d’heure de diminution du temps de parcours. Il faudrait donc parler de « modeste accélération » plutôt que de grande vitesse. 
 
La lecture d’Hommage à la Catalogne de Georges Orwell a fait de vous un anarchiste, dites-vous.

Oui, j’avais seize ans, et cette lecture a été une sorte de rendez-vous. On a parfois la chance de vivre la rencontre entre un livre et sa propre vie. Mes sentiments politiques existaient sans doute déjà, mais de façon diffuse, je n’avais pas les mots pour les faire advenir. Donc je me suis engagé dans la vie politique à partir de là.

Est-ce en lien avec le sentiment d’injustice, qui revient souvent dans vos romans ? Le thème de la justice vous est cher.

La première objection qu’un petit gamin fait c’est : « ce n’est pas juste ». Donc il sait ce qui est juste. Il ne dit pas : « ce n’est pas bien », ou « ce n’est pas beau ». Or ce gamin ne possède pas de code préalable, relatif à la justice ; il éprouve un sentiment qui a à voir avec l’égalité. C’est le sentiment qui fonde la citoyenneté. La constitution italienne est toute entière animée par l’objectif de restauration de la justice sociale. Elle a été écrite non par des juristes mais par des personnes qui avaient purgé vingt ans de fascisme dans l’exil, la prison, les persécutions et qui avaient une connaissance précise, un sentiment précis de la justice. 

« J’accepte volontiers une condamnation pénale, mais pas une réduction de vocabulaire », dites-vous. Peut-on revenir là-dessus, puisqu’au cœur de votre condamnation, il y a en effet un mot, un mot controversé ?

Lorsque j’évoque cette réduction du vocabulaire, je fais référence à une chose précise : on a voulu m’empêcher d’utiliser certains mots, ce qui revient très précisément à exercer contre moi une censure. Le verbe « saboter » appartient à une noble tradition ouvrière ; il se réfère au geste des ouvriers du textile lyonnais qui ont jeté leurs sabots dans les machines, ces machines dont la mise en service avait provoqué le licenciement de leurs collègues. Il s’agissait donc d’un geste de solidarité et de fraternité, et ces ouvriers couraient le risque de perdre eux aussi leur travail. On a incriminé ce mot, on a voulu me l’ôter de la bouche. « Saboter » est devenu un mot criminel. Je l’ai répété pendant des années, toutes les années qu’a duré mon procès, parce que si ce mot était criminel, j’étais un criminel convaincu.
 
 
BIBLIOGRAPHIE

La Nature exposée d’Erri de Luca, traduit de l'italien par Danièle Valin, Gallimard, 2017, 176 p.

La Parole contraire d’Erri de Luca, traduit de l'italien par Danièle Valin, Gallimard, 2017, 120 p.
 
 
© Marco Bertorello / AFP
« Mon écriture est la traduction d’une expérience physique en mots. » « On a parfois la chance de vivre la rencontre entre un livre et sa propre vie. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166