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Victor Remizov Liberté, sacrifice et passion de la taïga
Épris de chasse et d’aventures solitaires dans la nature sauvage de Sibérie, Remizov maîtrise l’art du détail lorsqu’il écrit et celui de la concision lorsqu’il parle.

Par Ritta Baddoura
2017 - 04
Le premier roman de Victor Remizov ravive la fougue et la noblesse de la grande tradition littéraire russe avec pour décor les immensités enneigées et sauvages de la Sibérie extrême-orientale. Il a pour titre Volia volnaïa qui signifie littéralement liberté – ou volonté – libre. Plus qu’une tautologie ou une simple réaffirmation : « C’est une expression russe folklorique qui emporte vers des choses très profondes et très russes, difficiles à traduire ou à expliquer », dit Remizov.

Lorsqu’il parle de chasse, de pêche, d’isbas, de discussions à coups de vodka dans le froid de Sibérie ou de traversées solitaires de rivières sur un radeau, le romancier moscovite maîtrise son sujet. Et pour cause. Il expérimente depuis de longues années tout ce qu’il décrit dans son livre : « Ce genre de voyage est une partie importante de ma vie. Je vais souvent dans ces lieux. J’y ai beaucoup d’amis. » Ses propos énoncés après un bon moment de réflexion silencieuse avec une flegmatique gravité, sont vivement traduits par son épouse Tatiana lors de notre entretien. Il faut persévérer dans l’échange ; la première réponse de Remizov à toute question se résume en une brève phrase. Peu à peu, au fil des allers-retours entre les sonorités du russe et celles du français sur les traces de Volia volnaïa, Remizov se met doucement à raconter davantage.

Né en 1958 à Saratov en Russie, Victor Remizov étudie d’abord la géologie puis s’intéresse aux langues à l’université d’État de Moscou. Il travaille comme géomètre expert dans la taïga avant de devenir journaliste et professeur de littérature russe : « La littérature a toujours été l’une de mes passions les plus importantes. J’ai travaillé pendant vingt ans comme journaliste en faisant d’abord du journalisme politique puis en dirigeant un journal touristique. Avant ce roman, j’ai écrit des nouvelles, et quand j’ai commencé à rédiger Volia volnaïa je pensais que cela deviendrait une nouvelle sur la chasse, mais lorsque je me suis rappelé une histoire vraie qu’on m’avait racontée au sujet d’un homme qui s’est enfui vers son terrain de chasse dans la taïga suite à un conflit de principe avec les policiers locaux, le récit a commencé à vivre en moi et grandir pendant cinq années jusqu’à devenir un roman. »

Volia volnaïa, nommé pour le Big Book Award et pour le Russian Booker, se déploie sur la presqu’île de Ribatchi, au début du XXIe siècle, et dépeint un hiver intransigeant et extrême, quasi-ancestral. Les hommes chassent ours, zibelines, loutres et saumons, et conditionnent et commercialisent avec les femmes les précieux œufs de poisson. Seulement, la récolte des mois passés dans la taïga ne peut être vendue légalement ; la milice locale préfère maintenir ces chasseurs dans une situation de braconnage illégal sur lequel elle prélève sa part de butin. Jusqu’au moment où cette pratique mafieuse se voit mise en péril par une volonté d’appliquer la loi destinée à préserver les espèces en danger ; volonté qui se muera en rébellion puis en fait politique. Une unité spéciale antiémeute arrive de Moscou et une impitoyable chasse à l’homme commence.

« Au début, je n’avais pas l’intention d’écrire un roman politique mais d’écrire la vie telle qu’elle est », précise Remizov. « Dans la Russie d’aujourd’hui, la vie est mal ou pas du tout organisée, et si on la montre honnêtement on est contraint d’entrer sur le terrain de la politique. Dans mon roman, à la question de la politique se retrouve nécessairement très liée celle de l’écologie même si cette dernière ne se pose pas en Russie dans les mêmes termes qu’en Occident. Récemment a commencé une extraction d’or dans les lieux réels où se passe l’action du roman. Les chasseurs sont préoccupés parce que cela va gâcher des rivières vierges. Quand on travaille l’or qui vient d’être extrait, on a recours à des processus chimiques et l’industrie de l’or préfère malheureusement payer les autorités et passer par la corruption plutôt que de monter des installations de purification. »

L’écriture de Remizov, traduite par L. Jurgenson vers le français avec talent, allie le discours contemplatif du regard à celui vif et mouvementé des dialogues de nombreux personnages marquants. Celui le plus persistant reste la nature, ce qui donne à ce roman sa vigueur et son hypnotisme. « La nature est un personnage à part entière du roman parce qu’elle crée des conditions très fortes et difficiles auxquels tous sont contraints à se soumettre : les bons personnages comme les mauvais. Certains parviennent à coexister avec elle et d’autres sont contraints de reculer car elle leur impose une défaite complète », explique Remizov.
Il y a dans Volia volnaïa une réflexion sur la nature et ses cycles, et sur la place qu’y occupent l’homme et l’animal : « L’une des idées les plus importantes du roman est que la nature est peut-être sévère et austère mais elle est honnête. L’espace de la nature est parfait tandis que le monde des hommes peut être injuste, brutal, dangereux. Les cycles naturels peuvent se perpétuer pendant des milliers d’années et pour les interrompre il faut briser quelque chose. C’est un acte destructif dont seul l’homme est capable à l’encontre d’un monde qui lui est confié. »

Volia volnaïa est pour Victor Remizov « d’abord un roman qui parle de la liberté, un roman contre toute sorte de violence ». « Ce qui rend ce livre aussi fascinant est qu’il pose une vraie question traditionnelle russe », analyse la Literaturnaya Gazeta. « Pas “être ou ne pas être” (…) mais “pour quoi est-on prêt à tuer ou à mourir”. Le sacrifice est effectivement un thème sous-jacent et central qui traverse ce livre de bout en bout. » 
« Dans la société russe aujourd’hui, il y a peu d’espoir que le changement puisse arriver d’une manière simple et rapide », commente Remizov. « Si on envisage le chemin intérieur du personnage de Balabane, on voit que sa réflexion a été très difficile et l’a porté à renoncer à certaines choses. En tout cas, on ne parviendra pas à atteindre des résultats sans sacrifier quelque chose. Par exemple, on ne peut pas écrire un livre sans passer un certain nombre d’heures à son bureau, au lieu de profiter d’un moment avec ses amis autour d’un verre de vin. Le sacrifice disparait de la vie contemporaine, non seulement en Russie mais dans le monde entier. On ne veut plus rien sacrifier. »


BIBLIOGRAPHIE
 
Volia volnaïa de Victor Remizov, traduit du russe par Luba Jurgenson, Belfond, 2017, 400 p.

Hourriya bila houdoud de Victor Remizov, traduit du russe par Fouad Al Mer’i, ad- Dar al-‘arabiya lil ‘ouloum nashiroun, 2016.
 
 
D.R.
« Dans la Russie d’aujourd’hui, la vie est mal ou pas du tout organisée. » « L’espace de la nature est parfait tandis que le monde des hommes peut être injuste, brutal. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166