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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Shan Sa, l’Impératrice
Révélée très jeune en Chine par sa poésie, Shan Sa a fait, avec La joueuse de Go, une entrée retentissante sur la scène littéraire française. Portrait en ombres chinoises d’une romancière passée à la langue de Molière.


Par Laurent BORDERIE
2007 - 01

La France est un pays où l’on aime les cases et tous ceux que l’on peut y ranger sont invités à ne jamais en sortir. L’Hexagone est aussi un pays de débatteurs pour lesquels le succès est toujours suspicieux. Il en fut ainsi lorsque la jeune Shan Sa est apparue sur la scène littéraire il y a une dizaine d’années. La belle Chinoise longiligne ne pouvait qu’attiser suspicions, craintes et rumeurs qui laissaient même entendre que la romancière venue de l’empire du Milieu n’avait pu être élevée qu’au lait du maoïsme le plus orthodoxe et des services secrets chinois. Pour alimenter les discours, l’auteur leur révélait qu’elle appartenait depuis son plus jeune âge à l’intelligentsia pékinoise et était l’auteur d’une poésie célébrée dans toutes les écoles chinoises. Et pour en rajouter encore, elle avouait maîtriser depuis peu d’années le français et adorer écrire directement dans sa langue d’adoption. Pourtant, Shan Sa n’a rien d’une héroïne de roman d’espionnage. Elle avoue seulement être une jeune Chinoise de Pékin, arrivée en France en 1990 pour y suivre des études supérieures et apprendre le français. Une jeune femme, surtout, qui n’aime pas parler d’elle. « Lorsque j’étais enfant, au lieu de jouer à la poupée, j’écrivais des poèmes. Mes parents étaient professeurs de littérature chinoise. Mes premières publications ont été d’heureuses coïncidences. Des amis de mes parents en visite ont découvert mes travaux et ont réussi à les faire publier avec succès. Comme tous les enfants, j’aimais la poésie parce qu’elle disait la vérité, une vérité, la mienne. » Shan Sa ouvre ses grands yeux, elle se rappelle la Chine où elle a grandi et cette réalité qu’elle a voulu fuir en composant des poèmes. « Qui n’a pas connu la Chine de l’après-révolution culturelle et ne connaît que celle de 2006 ne peut pas la comprendre. Ce pays était blanc, noir et gris, plongé dans un marasme économique sans précédent. Mes poèmes étaient écrits sur le modèle traditionnel chinois. On appelle cela de la « littérature de promenade », elle me permettait de me construire un autre monde. Celui dans lequel je vivais était tellement dur. Avec mes mots d’enfant, je pouvais le colorer, lui rendre l’abondance qui manquait, la joie et la lumière. » Très vite, la Chine ne suffit plus à la jeune étudiante qui veut découvrir de nouveaux horizons et continuer à écrire. Pourquoi pas en français ? Shan Sa avoue avoir énormément lu, surtout Racine, Gérard de Nerval, Madame de Lafayette, Flaubert... En 1994, elle franchit la rive linguistique. La chanceuse étudiante vit dans un univers francophone privilégié, elle est la secrétaire de Balthus, le célèbre peintre. Elle se nourrit de vocables, d’images, déconstruit la langue comme elle l’entend. « On peut trouver des mots, des tournures qui trahissent les pensées les plus complexes dans les civilisations les plus primitives. La langue est riche de tout ce qu’on lui apporte. Un auteur a pour mission de l’enrichir, de la porter vers un nouveau sommet et d’élargir ainsi la conscience collective. J’ai vécu cette opportunité comme une mission, les éditeurs et les lecteurs considèrent les auteurs étrangers comme des conteurs exotiques sans rechercher la qualité de la langue. Il est facile aussi pour nous d’aller vers cette mode, de ne parler ou de n’écrire que sur ce que l’on connaît le mieux. En France, quelques écrivains vont au-delà de cette mission simpliste. Ils inventent une langue nouvelle et individuelle qui n’engage que celui qui écrit. De nombreux auteurs d’origine arabe ou africaine contribuent à l’élargissement de la langue française. Je veux être de ceux-là qui peuvent apporter une autre façon d’écrire, de penser, de parler. » Après avoir écrit quelques romans historiques, Shan Sa écrit un surprenant livre d’espionnage qui ne manque pas de semer le doute. Qui est donc cette jeune héroïne des Conspirateurs ? Se confond-elle avec la romancière ? Elle ne dit rien et préfère revenir sur son dernier livre, une fresque historique, l’histoire revisitée d’un Titus grec et d’une Bérénice orientale, celle d’Alexandre Le Grand et d’Alestria, une Roxane libérée du joug masculin. « J’ai été inspirée par les îles grecques. Ces terres arides, plantées de quelques oliviers et de cyprès, noyées de soleil et d’odeurs. Des hommes vivaient là, dans leurs jardins, entourés de ce qui leur semblait un océan. Alexandre les a fait sortir de cet univers pour conquérir le monde ! Par son énergie et sa seule confiance, il a fait sortir un peuple de son territoire et l’a mené devant toutes les beautés du monde. Il a permis aux civilisations de se rencontrer et de s’enrichir mutuellement. L’Occident et l’Orient ont été bouleversés, cet héritage demeure encore visible. Deux types d’hommes contribuent à changer le monde, les philosophes et les conquérants. Platon, Aristote, Confucius sont des fondateurs de la pensée, Alexandre a modifié le cours de l’histoire et a permis la diffusion de cette pensée. Il a accéléré l’histoire. Alexandre est hors de l’histoire. J’ai voulu puiser un récit épique pour les temps modernes dans l’héritage de l’Antiquité. Ce roman est un récit de guerre, la rencontre de deux guerriers. Alexandre est un homme d’action dans un monde en mouvement ; Alestria une conception de ce que les femmes étaient dans les steppes mais aussi de ce qu’elles sont aujourd’hui, émancipées, capables de se défendre et de s’affirmer, de dire, de commander et d’aimer. Ceux qui n’y voient qu’un livre historique se trompent, ils lisent aussi un livre sur notre époque brutale et sauvage, raffinée et cultivée. » La romancière utilise un style littéraire qui peut dérouter quelquefois et évoque un chant polyphonique. « Il y a la musique d’Alexandre, qui évolue de la brutalité de la cour macédonienne vers le raffinement copié à la cour de Babylone, c’est une musique qui se peaufine jusqu’à la fin du roman. Il y a celle des amazones, Alestria et sa suivante Ania, elles chevauchent les steppes, parlent la langue des oiseaux, c’est une langue simple, primitive et spirituelle, habitée par la beauté de son environnement. Chaque personnage possède son langage, ses mots portent ses sentiments. » Shan Sa parle de ses livres, elle ne parle que d’eux et il est difficile de percer l’âme de la romancière qui se referme dès qu’elle devient sujet. « Je suis au service de mes personnages, je suis une femme de l’ombre, une femme disparue derrière ce qu’elle construit. Je suis très bien là où je suis, nulle part, en voyage pour faire connaître les livres que j’écris, ou cloîtrée, dans une grande solitude, à écrire. Je vis dans une terrible envie de disparition et c’est cela, justement, qui me permet d’enfanter mes livres. » Alors « l’espionne » se tait et parle de son prochain roman qu’elle porte encore et sur lequel elle travaille avec une passion jubilatoire. « Je me lance dans une grande fresque de science-fiction dans laquelle tous les codes que nous connaissons, occidentaux ou orientaux, ont disparu. J’invente même une langue. » Elle sourit. Derrière l’impératrice médiévale, la joueuse de Go, l’espionne ou Alestria se profile l’ombre de la jeune romancière.






Porte de la paix céleste, Rocher, 1997, 132 p. / Folio, 2000, 146 p. (prix de la Bourse Goncourt du premier roman et prix de la Vocation littéraire)
Les Quatre vies du saule, Grasset, 1999 / Folio, 2001, 187 p.
Le Vent vif et le glaive rapide, William Blake & Co, 2000, 48 p.
La joueuse de Go, Grasset, 2001, 342 p. / Folio, 2003 (Goncourt de lycéens 2001 et Kiriyama Prize au États-Unis)
Miroir du Calligraphe, Albin Michel, 2002, 136 p.
Impératrice, Albin Michel, 2003 / Livre de poche, 2004, 128 p.
Les Conspirateurs, Albin Michel, 2005, 280 p.
Alexandre et Alestria, Albin Michel, 2006, 310 p.
 
 
© Matsas Philippe / Opale
« Un auteur a pour mission d’enrichir la langue, de la porter vers un nouveau sommet et d’élargir ainsi la conscience collective  »
 
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