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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Hubert Nyssen, éditeur du Nord au Sud
Sur les hauteurs d’Arles, dans le petit village de Paradou, Hubert Nyssen, fondateur de la prestigieuse maison d’édition Actes Sud, se consacre désormais à son unique passion : l’écriture.

Par Laurent BORDERIE
2007 - 02
Il est difficile de passer la porte de la maison où vit Hubert Nyssen depuis quarante ans sans voir le majestueux platane « planté certainement au moment où la demeure a été construite, en 1788, peu avant la Révolution ». De sa table de travail, l’éditeur-écrivain peut admirer son arbre à loisir. « Ce sont les livres et l’amour de la lecture qui m’ont amené à l’édition, ainsi que le privilège d’avoir été élevé par mes grands-parents paternels, deux progressistes qui m’ont appris l’amour des arts, des sciences et du progrès, déclare-t-il avec nostalgie. J’ai eu la chance, aussi, d’avoir deux instituteurs remarquables, Charles Hoffman, un peintre postcézannien qui a rencontré un beau succès, et Albert Clerck, qui a connu une belle destinée d’écrivain et de poète sous le pseudonyme d’Ayguesparse. Ils avaient fait le pari que je serai peintre ou écrivain. J’ai un peu dessiné et peint, et puis j’ai écrit. Un autre homme a marqué mon destin. Durant la guerre, j’appartenais à un groupe de résistants, j’ai dû me cacher dans un grenier. Le surveillant de l’Athénée dont je sortais vint me trouver avec un cabas plein de livres choisis dans la littérature médiévale. Il me promit que jamais une meilleure occasion ne se présenterait, à savoir lire la littérature française dans l’ordre chronologique. Il me dit que lorsque j’arriverai à Proust, la guerre sera terminée. Elle s’est achevée alors que je n’étais pas encore arrivé au romantisme ! » Le jeune homme s’inscrit à l’université. La création d’un cercle littéraire, celle d’un journal, les invitations de grands auteurs comme Duhamel ou Aragon à des conférences lui laissent supposer que sa vie est tracée lorsqu’un zéro pointé lui barre définitivement les portes de l’institution : « Un professeur réactionnaire se trouve en face d’un étudiant qu’il juge progressiste et lui donne une note éliminatoire. » De petits boulots l’amènent alors à travailler dans une importante société de publicité américaine « C’est là que j’ai découvert la merveilleuse alchimie de la traduction, à travers celle des slogans publicitaires qu’il fallait réinterpréter. » Après quelques années, Hubert Nyssen monte « Plans », sa propre agence de communication. «  Les affaires marchaient remarquablement. J’ai décidé de faire ce que je voulais et j’ai ouvert un miniespace, le “théâtre de Plans”, avenue Molière à Bruxelles. Je montais des pièces de Beckett et de Gogol, d’autres que j’écrivais moi-même. Je présentais des musiciens classiques ou plus fantaisistes, la chanteuse Barbara y a chanté pour la première fois en Belgique. J’organisais aussi des expositions de Klein, Tapiès et Fontana. Après quelques années, j’ai voulu partir à l’aventure et je suis venu m’installer en France, ici même. » Nouveau départ pour l’homme qui se cherche encore. Il écrit un livre sur l’Algérie, publie un roman, Le nom de l’arbre, chez Grasset et manque de peu le Goncourt. Passionné de géographie, il créé l’Atelier de cartographie thématique et statistique (Actes) qui, plus tard, après la livraison d’une série de 300 cartes thématiques sur la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), deviendra « Actes Sud ». « Lorsque j’ai relié cette somme, je me suis rendu compte que j’avais réalisé un livre. C’était ma dernière chance : créer une maison d’édition. J’ai commencé là, en 1977, avec trois personnes, dans l’annexe qui fait face au mas. J’ai certainement été l’objet de quelques moqueries, mais j’y répondais en souriant que ma maison était elle aussi sur la rive gauche… du Rhône et qu’elle n’avait pas besoin des lumières de la ville, celle de la Camargue suffisait. » De premiers textes prometteurs, comme L’automne allemand  ou  Pierre pour mémoire,  font remarquer la maison, ainsi que le format des livres qu’il invente : « Je voulais un livre facile à tenir dans la main, et le format 10-19 cm s’est imposé. L’éditeur doit trouver et faire découvrir des textes, mais il doit aussi savoir les habiller. Une belle créature ne mérite-elle pas un beau vêtement ? » Rapidement, les éditions Actes Sud investissent Arles pour s’y associer intimement. « Marié à une traductrice, Christine Le Bœuf, soucieux de l’apport de la traduction à un livre, j’ai décidé de faire d’Arles la ville des traducteurs, créé les Assises de traduction littéraire et le Collège de la traduction qui accueille des traducteurs étrangers de littérature française. » L’éditeur se spécialise rapidement dans la littérature étrangère, franchit toutes les frontières et publie, entre autres, des écrivains d’expression arabe comme Naguib Mahfouz, Mahmoud Darwich, Élias Khoury, Rachid Daïf, Abbas Beydoun, Hanane el-Cheikh et Hassan Daoud. « Les auteurs français se moquaient et se méfiaient d’une maison d’édition installée en Provence. Mais je ne m’en souciais guère, je ne suis pas un amoureux de la littérature française contemporaine, celle qui s’inscrit aujourd’hui encore dans l’héritage du nouveau roman. Je la trouve trop nombriliste, peu ouverte sur le monde, alors que je nourris une passion pour la littérature américaine qui porte en elle une formidable puissance. Les écrivains du monde entier créent des univers nouveaux. Dans L’Immeuble Yacoubian, al-Aswany utilise le meilleur du narratif arabe qu’il lie avec talent à ce que la littérature américaine possède de mieux : il a écrit un chef-d’œuvre que je suis fier de voir édité dans la maison que j’ai créée… » L’année 1985 est l’une des plus importantes pour l’éditeur qui découvre successivement Nina Berberova puis Paul Auster, « deux auteurs remarquables qui ont donné un nouveau souffle à Actes Sud. Ma rencontre avec Berberova a été décisive, cette petite femme née avec le siècle m’a ouvert de nouveaux horizons. Elle me disait : “Avant que tu ne meures, Hubert, il n’y aura plus de nationalité chez les écrivains.” Elle avait raison : des choses merveilleuses se passent autour de nous et nous ne les voyons pas. Des rhizomes existent, qui vont du Portugal à la Chine, en passant par l’Afrique, l’Asie et les Amériques. Ils croissent et amènent une production littéraire nouvelle. Laissons faire leurs pousses ! La sagesse chinoise consiste à ne pas faire obstacle aux idées qui viennent d’ailleurs et à ne pas les confronter avec les nôtres. Il faut être “le sage sans idée”, et c’est comme cela que j’ai essayé d’être éditeur. Nina Berberova m’a permis de donner au grand public l’image de l’éditeur telle que je la conçois. Un écrivain doit se sentir en confiance, l’éditeur doit être là, à ses côtés, l’écouter, l’entendre, le soutenir et nourrir avec lui un rapport intime. J’entretiens encore de telles relations avec Nancy Huston, un auteur remarquable qui vient d’obtenir le prix Femina, une amie pour qui ce lien est indispensable. » Bien qu’il ait confié la responsabilité de sa maison d’édition à sa fille Françoise, Hubert Nyssen n’est pas totalement retiré du monde éditorial et continue à publier les livres qu’il aime dans la collection « Un endroit où aller ». Il écrit aussi inlassablement et travaille actuellement à un nouveau roman qui l’obsède, « une œuvre de formation, marquée par la passion que je nourris pour la littérature scandinave. Ce qui m’intéresse le plus dans un livre, c’est l’art de la narration, et j’y travaille avec ardeur ». Pour l’avenir de la littérature dans ce monde, l’écrivain n’est pas inquiet : « Elle se débat avec elle-même, elle a raison de s’interroger, nous sommes dans une période de transformations. Plus que jamais, nous nourrissons le désir et le besoin de nous exprimer, ils passent par l’écriture et nécessairement par la lecture. Je ne sais pas sur quels supports nous lirons à l’avenir, mais je pense que nous sommes entourés de signes qui nous annoncent ce qui va arriver et que nous ne sommes pas encore capables de comprendre. » Enfant, dans le village de Boodael, Hubert Nyssen nourrissait une fascination pour un tilleul planté sur la place centrale. Son grand-père lui disait qu’il avait peut-être connu Bruegel l’ancien qui vivait là quatre siècles plus tôt. « Par la survivance du vieux tilleul, la distance avec un passé si lointain se réduisait comme une peau de chagrin. » Aujourd’hui, l’écrivain regarde avec la même passion le platane planté devant le mas où il vit et se rappelle que place Saint-Sulpice à Paris se dresse un arbre de la même espèce, « un peu plus gros que les autres alors qu’il a le même âge. À son pied, j’ai répandu une partie des cendres de Nina Berberova. Allez le voir, vous le reconnaîtrez ! »






Retrouvez Les carnets d’Hubert Nyssen
sur www.hubertnyssen.com
 
 
© Philippe Grunchec / Opale
« Dans L’Immeuble Yacoubian, al-Aswany utilise le meilleur du narratif arabe qu’il lie avec talent à ce que la littérature américaine possède de mieux  »
 
BIBLIOGRAPHIE
Neuf causeries promenades de Hubert Nyssen, collection l’Écritoire, Léméac / Actes Sud, 2006, 123 p.
 
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