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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Le double je d’Atiq Rahimi
Dans Syngué Sabour, Pierre de patience, son premier roman écrit en français, l’écrivain franco-afghan Atiq Rahimi, prix Goncourt 2008, épouse la révolte d’une femme contre l’oppression conjugale, sociale et religieuse. Rencontre à Paris avec un artiste au parcours bigarré, à cheval entre deux arts, deux pays, deux langues, deux cultures.

Par Lucie Geffroy
2009 - 01
«Prépare-toi à un mois de pure folie », l’avait prévenu son éditeur, Jean-Paul Hirsch, au lendemain de la consécration du Goncourt. Un mois et demi plus tard, les sollicitations n’ont pas faibli. Avec ses yeux clairs, son panama et son voile de coton porté à l’orientale, l’homme a de l’allure. Assis à la table d’un bistrot du 20e arrondissement de Paris, Atiq Rahimi prend le temps de nous répondre, entre une interview téléphonique pour une radio suisse et une séance photo pour un magazine culturel, suivie d’une signature dans une librairie iranienne. Beau en diable, l’écrivain parle calmement à voix basse dans un français doux et chantant, rien à voir avec l’âpreté des mots de son dernier roman, Synghé Sabour. « Je n’imaginais pas un tel impact… Mais non je ne suis pas las de toutes ces interviews et rencontres, assure-t-il. Je suis quelqu’un de très instinctif, je n’ai rien de prêt à dire sur mes romans. À travers les discussions avec mes lecteurs, je redécouvre à chaque fois mon livre. »

Le roman raconte la confession d’une femme afghane devant son mari réduit à l’état végétatif à la suite d’une blessure par balle. Ses mots sont crus, impudiques. Dans la mythologie perse, Syngué Sabour est une pierre magique que l’on pose devant soi pour déverser sur elle ses malheurs, ses souffrances, ses douleurs… Le jour où elle éclate arrive la délivrance. Il aura donc fallu 20 ans d’exil, trois romans en persan et la chute des Talibans pour que Atiq Rahimi ait l’audace d’écrire cette histoire en français. « Je crois que je voulais me débarrasser de la pudeur, des tabous et des interdits de ma langue maternelle. Adopter une autre langue, c’est choisir la liberté, c’est se libérer du poids de l’affectif. Pendant mes 18 ans d’exil, écrire en persan était une évidence. Étrangement, ce n’est que lorsque je suis rentré de nouveau en Afghanistan, en 2002, que j’ai pu écrire en français. »

L’ombre de Marguerite Duras

Dans l’acte d’écriture, Atiq Rahimi constate néanmoins que la langue de l’exil ne peut pas se substituer totalement à la langue originelle. « Des phrases me venaient en persan, certaines me paraissaient intraduisibles. C’est pour ça que j’ai gardé certains mots en persan. » Le bilinguisme, ou ce va-et-vient incessant entre deux langues, impose aussi d’autres contraintes, des vérifications. « On n’est jamais totalement sûr de soi ». Un peu comme l’écrivain grec Vassilis Alexakis qui écrit tantôt en grec tantôt en français, Atiq Rahimi a travaillé avec le Grévisse et un dictionnaire Robert en cinq tomes à portée de main. Un détour par la grammaire imperceptible tant l’écriture paraît aisée, limpide. « Ni pathétique ni lancinante », selon Edmonde Charles-Roux. Cette écriture simple, dépouillée et incisive, certains la comparent à celle de Marguerite Duras. Atiq Rahimi est un fervent admirateur de la grande dame. Le premier livre acheté en France, avec sa bourse d’étude, fut L’Amant (prix Goncourt 1984), lu et relu des dizaines de fois. « J’ai appris à écrire en lisant L’Amant. Son économie de mots correspondait totalement à mon esprit formé par la culture afghane. » Déjà, à Kaboul, bien des années auparavant, il avait été fasciné par la vision d’Hiroshima mon amour d’Alain Resnais. « Je ne comprenais rien et pourtant j’étais bouleversé. La traduction du livre en persan était devenue mon trésor. »

Un père francophile

Les premiers liens tissés entre l’écrivain et la culture française remontent bien avant l’exil. Né en 1962 à Kaboul dans une famille aisée, Atiq Rahimi raconte son oncle francophone et son père francophile qui  lisait Victor Hugo en persan. Il y avait aussi le cinéma tous les jeudis soir. Melville, la Nouvelle vague, Godard, etc. Puis l’entrée au lycée franco-afghan. Il se souvient des toutes premières leçons de français. « Voilà Alice, elle dort. » « J’utilise des phrases toujours aussi simples aujourd’hui ! » Regardez les premiers mots de Syngué Sabour : « La chambre est petite. Rectangulaire », dit-il en éclatant de rire.

Le coup d’État de 1973 envoie son père, monarchiste, en prison pendant trois ans. À son retour de captivité, le père part vivre à Bombay. À 16 ans, Atiq Rahimi le rejoint. Il restera huit mois à parcourir l’Inde avec un ami. « Ce fut mon voyage initiatique. La découverte de la philosophie indienne, du bouddhisme, de l’hindouisme a introduit chez moi une rupture avec toute idéologie religieuse. » La même année, en 1978, son frère devient communiste et tente – en vain – de rallier Atiq aux prosoviétiques et de le convaincre d’étudier le cinéma à Moscou. Malgré son amour du 7e art, il refuse. À 22 ans, en 1984, fuyant la guerre, Atiq Rahimi quitte l’Afghanistan et gagne à pied la frontière pakistanaise avant de rejoindre l’ambassade de France à Islamabad où il obtient l’asile politique. L’arrivée à Paris, avec sa compagne, quelques mois plus tard reste dans sa mémoire. « Nous sommes arrivés à l’aube. Des amis sont venus nous chercher en voiture et nous avons traversé Paris. Montmartre, Notre Dame, la tour Eiffel. L’ambiance et la lumière faisaient que nous ne savions plus si c’était le rêve ou la réalité… »

Le jeune homme s’inscrit en sémiologie du cinéma à la Sorbonne nouvelle et rédige un mémoire intitulé « Champs contre-champ dans la Nouvelle Vague » avant de plancher sur « La fin dans les films ». L’image est l’autre terrain d’exploration de Atiq Rahimi. Dessinateur à l’adolescence, il est aussi photographe et cinéaste. En 2004, il reçoit un prix au Festival de Cannes pour l’adaptation de son premier roman Terre et cendres qui raconte l’éclatement d’une famille dont le village a été décimé par la guerre. Aujourd’hui, Atiq Rahimi est à Kaboul un mois sur deux. Il y travaille pour une chaîne de télévision indépendante comme directeur artistique, a lancé un sitcom intitulé Le secret de cette maison et anime un atelier de scénario auprès de jeunes Afghans. Porté par le succès du Goncourt, Atiq Rahimi a pour l’instant été obligé de mettre le cinéma, la télévision et même l’écriture en sommeil. Bientôt, il reprendra la caméra ou le stylo, en français ou en persan. Il ne sait pas encore.



 
 
© Hélène Bamberger
 
BIBLIOGRAPHIE
Syngué Sabour, Pierre de patience de Atiq Rahimi, P.O.L., 156 p.
 
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