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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Sahar Khalifa, la Palestine au féminin


Par Katia GHOSN
2010 - 01
Prise très tôt par la fièvre de l’écriture, Sahar Khalifa cachait ses premiers écrits sous le lit, car écrire pour une femme entraînait la réprobation sociale. Son divorce lui donne des ailes et lui ouvre à nouveau les portes de l’université. Aux États-Unis, à l’IOWA, elle étudie la littérature anglo-saxonne. Elle revient en 1988 dans sa ville natale où elle fonde et dirige le Centre d’études féminines, ainsi que deux autres centres à Gaza et Amman. Depuis sa retraite, elle s’est installée dans la capitale jordanienne et se consacre à l’écriture. Son premier roman, Lam na’od jawarî lakom (Nous ne sommes plus vos esclaves), paru en 1974, révèle une auteure talentueuse déterminée à s’insurger contre sa condition d’éternelle soumise à la tutelle abusive de l’homme et à l’injustice des mœurs et des croyances. Elle a à son actif neuf romans traduits dans plusieurs langues dont, en langue française, Chronique du figuier barbare (Gallimard, 1978), L’impasse de bab essaha (Flammarion, 1998), Un printemps très chaud (Seuil, 2008), La foi des tournesols (Gallimard, 1989).

Elle fut récompensée en 2006 du prix Naguib Mahfouz. En 2009, elle refuse le prix Simone de Beauvoir, créé en 2008 à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Simone de Beauvoir (1908) et qui distingue une personnalité féminine ou masculine dont l’œuvre littéraire et sociale contribue à promouvoir la liberté de la femme. Julia Kristeva, la présidente du jury du prix, l’informe qu’elle ne serait plus la seule lauréate mais que le prix devrait être partagé avec une philosophe israélienne. Dans ces conditions, elle ne pouvait que refuser, d’autant plus que l’œuvre de cette dernière, assez maigre à ses yeux, ne méritait pas cette distinction. « De toute façon, dit-elle, les prix littéraires, quels qu’ils soient, ne sont plus vraiment crédibles, ce qui compte c’est la pérennité de l’œuvre et la fidélité de son lectorat. »

La vraie critique, « celle qui tente de comprendre ce qui est dit entre les lignes », comme elle le dit, participe de la qualité et de la cohérence du travail de l’écrivain. Néanmoins, ajoute-elle, il serait vain de répondre à la critique même lorsque celle-ci est négative et de perdre son temps en polémique car le roman, une fois publié, n’appartient plus à son producteur.

Le scandale de l’occupation, la condition féminine assiégée, le rapport à l’autre israélien mais aussi palestinien, l’effritement de la vie quotidienne constituent la trame de ses romans. Assl wa fassl est le premier tome d’une fresque sociale et politique dans laquelle sont reflétées les différentes tensions à la veille de la Nakba de 1948. À travers la saga de la famille Qahtan, Sahar Khalifa dépeint, en dépit de l’évolution de l’histoire, la pérennité des archaïsmes et des haines. Elle met en garde contre le danger de la montée de l’islamisme et de la radicalisation des esprits de tout bord. Comme dans tous ses romans, les personnages féminins occupent une place de prédilection et reflètent les multiples visages des villes occupées. À travers l’exemple de la grand- mère Zakieh qui tint souvent tête à son mari faisant fi de ses menaces de divorce et élève pourtant ses enfants, la fille surtout, dans la soumission, lui imposant un mariage condamné à l’avance, Khalifa montre que l’ignorance et l’absence d’horizon constituent une barrière et une cuirasse intérieure non moins dangereuses et contraignantes que le mur de la honte, les check points et les barbelés imposés par l’ennemi extérieur. Les différences sociales et religieuses creusent des clivages entre la femme éduquée et celle qui ne l’est pas, entre la chrétienne et la musulmane, celle qui est belle et la moins belle… Mais le contraste le plus frappant existe entre la femme palestinienne, voire arabe, et l’israélienne. Comme entre l’homme arabe et israélien, leurs conceptions identitaires foncièrement étrangères l’une à l’autre rendent la communication épineuse, malgré certaines tentatives louables à la maintenir sans grand succès.

Sahar Khalifa reconnaît que les soucis de survie immédiate dans les territoires occupés entravent le militantisme féministe. « Les Ottomans n’ont rien fait pour améliorer la société qui, après leur départ, était affamée, affaiblie, sous-développée. La femme subissait, davantage que l’homme, les séquelles de la mauvaise gestion du pays. Elle est plus victime que lui », dit-elle. La guerre, tout en obligeant la femme à beaucoup de sacrifices, fait d’elle un facteur incontournable de la lutte nationale. Une élite féminine éclairée s’est formée. Cependant, la lutte ne pouvait plus être menée à la façon de Qassem Amin et cheikh Mohammad Abdo dont les écrits n’ont pu atteindre les milieux déshérités. Les femmes, insiste Khalifa, devraient s’organiser politiquent de manière à pouvoir infléchir les décisions en leur faveur. À la fin des années 70, la femme se rend compte que les slogans de libération portés par la gauche n’ont contribué en rien à l’arracher à son isolement. La théorie restait bien loin de la pratique. Forts de cette désillusion, les mouvements féministes ont essayé de faire pression sur le Fateh afin de changer certaines lois civiles défavorables à la femme. Malheureusement, les invasions, l’embargo, la première puis deuxième intifada ont fait avorter ces tentatives.

Sahar Khalifa déplore la baisse d’intérêt pour la lecture en Palestine due non seulement aux affrontements politiques sanglants qui durent depuis 1948, mais au vide laissé depuis les années soixante-dix par la défaite des partis de gauche, vide comblé désormais par les mouvements islamistes. Alors que la gauche encourageait le débat d’idées, les islamistes imposent les livres religieux comme unique source de connaissance. Mais même la diffusion du livre religieux connaît maintenant certaines difficultés. Désormais, le lavage de cerveau ne passe plus par l’imprimé, mais à travers une pléthore de programmes religieux diffusés par les chaînes satellitaires. Cela sans compter l’engouement des jeunes pour Internet et les jeux électroniques. L’inflation de la monnaie locale influe négativement sur la valeur d’achat, et la valeur de change très élevée par rapport aux devises étrangères rend le livre importé trop cher et inaccessible à la population locale. Les autres pays arabes connaissent, à quelques différences près, le même recul désastreux. « Que pouvons-nous espérer encore de nos dirigeants pour qui un match de foot devient un enjeu politique et stratégique majeur ! » s’indigne-t-elle en allusion à la discorde honteuse entre Moubarak et Bouteflika, censés représenter le leadership arabe.

La situation politique verrouillée et humainement affligeante dans les territoires occupés la préoccupe en permanence. Khalifa reconnaît que la politique de durcissement et de rejet des droits palestiniens renforce le Hamas. Mais elle est convaincue que le rapport de forces, national et international, n’est pas éternel et sera un jour modifié. En attendant, ce sont deux intégrismes qui se livrent une guerre sans merci. Certaines convictions politiques de Khalifa ont pourtant changé ; « La clé de la libération n’est plus la Révolution, mais bien l’Évolution », dit-elle, leçon que le féminisme traditionnel aurait intérêt à méditer..


 
 
D.R.
« La femme subissait, davantage que l’homme, les séquelles de la mauvaise gestion du pays. Elle est plus victime que lui » «  La clé de la libération n’est plus la Révolution, mais bien l’Évolution »
 
BIBLIOGRAPHIE
Assl wa fassl de Sahar Khalifa, Dâr al-Adâb, 2009, 456 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166