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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Leila Baalbaki, l’émancipation faite femme
Figure éminente du paysage littéraire libanais et arabe, Leila Baalbaki évite tout exhibitionnisme. « Je me contente d’être et ne me soucie guère de l’image que les autres peuvent se forger de moi, c’est pourquoi j’ai toujours refusé d’accorder des entrevues », dit-elle. Elle a toutefois réservé à L’Orient Littéraire un accueil des plus chaleureux, revenant sur des souvenirs parfois douloureux.

Par Katia GHOSN
2010 - 04
On ne peut parler du renouveau littéraire arabe qui a marqué, dans les années soixante, une véritable rupture avec l’héritage du passé sans évoquer Leila Baalbaki, qui est l’une des rares femmes ayant réussi à s’imposer sur la scène romanesque. Ana Ahya, le titre de son premier roman, est emblématique de toute une génération et fait écho, sur le plan romanesque, aux aspirations de modernisation exprimées par le « groupe Chi’r ». Aspirations manifestes par ailleurs à travers le surnom d’Adonis, que s’est donné le poète Ali Ahmad Saïd, un des piliers du groupe, Adonis étant une figure symbolique de résurrection aussi bien individuelle que collective.

Née en 1936 au Liban-Sud au sein d’une famille de religion musulmane chiite traditionaliste, Leila Baalbaki fut bercée par les mots dès son enfance. Son grand-père, un dignitaire religieux (faqih), enseignait à lire et à écrire aux enfants du village, et Nahj al-balâgha (La voie de l’éloquence) de l’imam Ali Ibn Abi Taleb, considéré comme un ouvrage de référence en rhétorique arabe, est l’un des premiers livres qu’elle avait lus. Son père Ali al-Hâj Baalbaki est poète zajaliste. La dynamique et la rythmique de la langue, la théâtralisation, l’usage d’un langage non savant proche du parler quotidien que la poésie musicale transfigure, le ton acéré, sont autant de caractéristiques de l’art traditionnel du zajal – poésie populaire dialectale – qui se transmettent dans la prose romanesque de Leila Baalbaki, s’y adaptent et contribuent à son originalité. Elle interrompt ses études en lettres orientales à l’Université Saint-Joseph et se lance dans la vie professionnelle, d’abord comme secrétaire au Parlement libanais entre 1957 et 1960, puis comme journaliste dans plusieurs quotidiens. Contribuer à financer la publication de ses romans est l’une des raisons qui l’ont poussée très tôt à travailler : « La situation d’auteur dans le monde arabe est dérisoire », dit-elle avec sarcasme. De 59 à 61, elle s’installe à Paris pour entreprendre ses études à la Sorbonne. Les cafés parisiens en plein bouillonnement de l’existentialisme l’attirent davantage que les bancs universitaires ; elle n’obtient pas son diplôme, mais fut surnommée la Françoise Sagan du Liban.

À la veille de la guerre civile, elle quitte sa maison à Aïn Mreissé, s’établit à Londres tout en continuant à faire l’aller-retour à Beyrouth, et abandonne complètement la scène littéraire. Après une rupture de trente-cinq ans, elle fait en décembre dernier une brève apparition au Salon du livre arabe de Beyrouth pour la signature de ses romans réédités par Dâr al-adâb.

Son premier roman Ana Ahya, paru en 1958, à l’âge de vingt-deux ans, est son œuvre maîtresse. Il imprègne fortement l’esprit de l’époque, aussi bien par ses thèmes provocateurs de libération et d’émancipation que par son style inégalable de modernité. Séduisant sans être séducteur, intimiste sans être sentimentaliste, le style de Baalbaki est dépouillé, tranchant, vif, voire même impulsif comme peut l’être l’héroïne du roman. « Écrire est pour moi un plaisir et un acte de liberté. Je ne brode ni ne tisse. Les mots jaillissent du fond de mon être, et je ne peux écrire la nuit ni lorsque je me sens triste », explique-t-elle.

Deux ans après, elle publie al-Aliha al-mamsoukha (Les dieux monstres, 1960), s’ensuit un recueil de nouvelles Safinat Hanan ila al-qamar (le voyage de Hanan à la Lune, 1966). Ses derniers romans reprennent les thèmes déjà esquissés dans Ana Ahya et attirent moins l’attention des critiques, tandis que Safinat Hanan ila al-qamar est interdit pour atteinte à la moralité publique, et l’auteure arrêtée et interrogée. Dans un procès resté célèbre, le tribunal des imprimés lève l’interdiction et innocente l’auteure.

Ana Ahya, publié à Beyrouth dans Majallat Chi’r (1957-1964) – pourtant exclusivement vouée à la poésie avant-gardiste –, eut dès sa parution un grand succès dans tout le Moyen-Orient. Traduit par Michel Barbot, il est publié dès 1961 en français dans la collection Méditerranée des éditions du Seuil sous le titre Je vis. Dans la préface à l’édition française, Emmanuel Roblès s’interroge sur les raisons pour lesquelles cet ouvrage a séduit aussi bien critiques et large public : « Comme nous sommes en Orient où, dans le domaine de l’édition, les meilleurs ouvrages de la littérature moderne atteignent rarement des tirages considérables, il faut donc trouver à ce succès des raisons qui s’ajoutent aux qualités purement artistiques de l’œuvre. Or, le titre lui-même: Je vis ! pourrait déjà les fournir s’il est vrai, comme l’écrit Jacques Berque et précisément à propos de Leila Baalbaki, que “vivre est en Orient une idée neuve”. » En effet, ce roman est le cri déchaîné d’une femme qui cherche à s’émanciper des carcans rigides et rétrogrades de son milieu et dont la révolte est porteuse d’un nouvel espoir.

Le roman retrace les déambulations d’une jeune fille dans les ruelles de Beyrouth-Ouest et ses vaines tentatives de conquérir sa liberté. Lina Fayyad dédaigne aussi bien son père qui a fait fortune dans des transactions douteuses que sa mère résignée à son rôle de maîtresse de maison et assujettie aux plaisirs de son mari. Elle tombe amoureuse de Baha, jeune Irakien et étudiant comme elle à l’Université Américaine, et abandonne ses études et son travail. Baha, militant marxiste censé être favorable aux idées progressistes, entre autres d’égalité des sexes, reste prisonnier de son statut de mâle oriental et des valeurs traditionnelles de sa société ; il abandonne Lina dont il juge la conduite anarchiste et indigne d’une bonne épouse. Les mœurs douteuses de Lina n’outrepassent pourtant pas les simples envies de fumer une cigarette, errer dans les rues, se morfondre dans les cafés, s’habiller de façon à valoriser sa belle plastique ou encore fantasmer. Indignée et désespérée, elle obéit à une pulsion soudaine de se suicider et se jette au milieu de la chaussée entre une voiture et le tramway, mais s’arrête à temps pour permettre au conducteur de freiner et éviter de l’écraser de justesse. Réfugiée sous un porche, elle pense à son suicide manqué et à sa vie qui ressemble à « un songe aux espoirs dénaturés » : « Ni Baha, ni enfant, ni travail, ni études. Ma vie, je le voyais bien à présent, n’était qu’un désert stérile. »

La pulsion de vie constitue le moteur de la narration. Mise en exergue par le titre, elle n’occulte pourtant pas la pulsion de mort avec laquelle elle lutte en permanence. Le roman s’achève sur un constat d’échec. Essoufflée par les déceptions, les combats avortés et par ses propres handicaps intérieurs, Lina rentre chez elle vaincue et résignée : « Comme si j’étais forcée de retourner à la maison ! Il faut toujours que je rentre chez moi. Que je couche dans cette maison. Que je mange dans cette maison. Que je me lave dans cette maison. Que mon destin se noue dans cette maison. » Le ton final du récit, quoique toujours empreint de détermination, a perdu de son insouciance et de sa fierté premières.

Que reste-il de Leila Baalbaki aujourd’hui ? Si le sujet de la liberté sexuelle ne provoque plus maintenant scandale, la revendication du droit de la femme libanaise et arabe à l’autonomie demeure malheureusement d’actualité, malgré certaines manifestations d’émancipation souvent trompeuses et qui cachent mal un malaise existentiel profond. Le « Je » féminin exalté par l’auteure d’Ana Ahya est le déploiement d’une liberté qui reste dans nos sociétés largement à conquérir. Par ailleurs, comme l’a souligné Abdo Wazen (al-Hayat, 3 mars 2008), « la révolte menée conjointement contre l’image de la mère et celle du père éloigne ses romans des arènes féministes. Le meurtre symbolique du père est accompagné de celui de la mère ; le roman ne met pas en scène un affrontement entre les pôles opposés de la masculinité et de la féminité, mais affiche un mépris du conservatisme, qu’il soit incarné par l’homme ou la femme ». Leila Baalbaki s’élève ainsi au-delà des querelles stériles du féminisme traditionnel, attitude dont certaines de ses congénères ont encore beaucoup à apprendre.

Les écrits de Baalbaki transmettent une image du Beyrouth des années 60 où les rêves se brisent sur les côtes abruptes des contradictions. Son langage romanesque qui unit le Je au corps confère à sa lecture, cinquante ans après, un plaisir envoûtant.
 
 
D.R.
« Ni Baha, ni enfant, ni travail, ni études. Ma vie, je le voyais bien à présent, n’était qu’un désert stérile. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166