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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Assia Djebar ou la passion de « l’ijtihad »
Assia Djebar, la grande romancière algérienne, l’académicienne amoureuse de la langue, la cinéaste pionnière et engagée, l’infatigable militante de la cause des femmes, est décédée le 6 février à Paris à l’âge de 78 ans.

Par Georgia Makhlouf
2015 - 03
Celle qui se disait « habitée d’un devoir de mémoire, d’une exigence de réminiscence d’un passé mort arabo-berbère », et qui s’était attachée à y répondre « dans la langue dite de l’autre » laisse un vide immense sur la scène du dialogue entre les cultures, que beaucoup ne font qu’appeler de leurs vœux et qu’elle pratiquait avec passion, avec exigence et avec détermination.

On peut être tenté, pour brosser son portrait, de citer de larges extraits de son discours de réception à l’Académie Française où elle fut la première algérienne, la première musulmane, à être accueillie, tant ce discours d’hommage à Georges Vedel est superbement pensé et magnifiquement écrit. Elle y déclare d’emblée s’être choisie Denis Diderot comme ange gardien, lui qui écrivait en 1751 : « Il m’a semblé qu’il fallait être à la fois au-dehors et au-dedans ». Dehors et dedans, toute la vie d’Assia Djebar est contenue dans cet aller-retour, elle qui fût la première algérienne et la première musulmane admise à Normale Sup avant d’en être exclue en raison de ses positions politiques ; elle qui fût combattue dans son propre pays en raison de son insistance à y enseigner en français et de sa volonté de dire tout haut des vérités qui dérangeaient les adeptes, nombreux, de la langue de bois. Dehors et dedans encore, quand elle affirme que le colonialisme vécu au jour le jour sur quatre générations au moins, a été « une immense plaie », que les guerres coloniales en Afrique et en Asie ont « décivilisé » et « ensauvagé » l’Europe, reprenant là les mots d’Aimé Césaire. Dehors et dedans enfin quand elle cite ses « chaleureux dialogues avec de grands maîtres des années cinquante : Louis Massignon, islamologue de rare qualité, (…) l’historien Charles André Julien qui fut mon Doyen à l’Université de Rabat autour de 1960, enfin le sociologue et arabisant, Jacques Berque qui me réconfortait, hélas, juste avant sa mort, en pleine violence islamiste de la décennie passée en Algérie ».

Fatma-Zorah Imalhayène est née en juin 1936 en Algérie. Mais Assia Djebar, elle, est née en janvier 1957 chez Julliard, avec la parution de son premier roman, La soif – qu’on rapprochera souvent de Bonjour tristesse. Elle a ainsi placé son destin d’écrivain sous le double signe de la consolation (Assia) et de l’intransigeance (Djebar). Elle était arrivée en France trois ans auparavant pour y suivre une année de Khâgne et avait été admise à Normale Sup en 1955. En 1956, suivant le mot d’ordre de l’UGEMA (Union Générale des Étudiants Algériens Musulmans), elle ne passe pas ses examens, se met en grève et exprime haut et fort ses positions militantes. Finalement exclue, elle s’attelle à ses premiers chantiers d’écriture. Elle publiera ses quatre premiers romans entre 1957 et 1967, puis ce sera un long silence et des années consacrées d’une part à l’enseignement universitaire, au Maroc et en Algérie, et d’autre part au cinéma. Ses deux films, La Nouba des femmes du Mont Chenoua et La Zerda et les chants de l’oubli seront primés aux festivals de Venise (1979) et de Berlin (1983). 

En 1980, Djebar revient en France, reprend la plume et publie ses romans les plus connus : Femmes d’Alger dans leur appartement (qui cite le titre du grand tableau de Delacroix) et L’amour, la Fantasia qui connaîtra un grand succès. Dans ce dernier, elle écrit : « Tandis que l’homme continue à avoir droit à quatre épouses légitimes, nous disposons de quatre langues pour expirer notre désir : le français pour l’écriture secrète, l’arabe pour nos soupirs vers Dieu étouffés, le libyco-berbère quand nous imaginons de retrouver les plus anciennes de nos idoles mères. La quatrième langue, pour toutes, jeunes ou vieilles, cloîtrées ou à demi émancipées, celle du corps que le regard des voisins, des cousins, prétend rendre sourd et aveugle… Quatre langues qui sont autant d’ouvertures vers la liberté. » Ses ouvrages témoignent de son attachement aux problématiques féministes et de son intérêt pour les rapports complexes entre cultures. Les années 80 marquent aussi le début d’une reconnaissance internationale qui la conduira à enseigner aux USA (à Bâton Rouge en Louisiane, et à New York), à recevoir de nombreuses distinctions et à entrer à l’Académie Française. Son nom est régulièrement cité pour le prix Nobel. Au sein de son oeuvre, il faut mentionner de magnifiques textes autobiographiques : La femme sans sépulture (2002), La disparition de la langue française (2003) et Nulle part dans la maison de mon père (2007). 

Évoquant son parcours intellectuel, ce fameux 22 juin 2006, Assia Djebar affirmait qu’il fit grandir en elle un « désir ardent de langue, une langue en mouvement, une langue rythmée par moi pour me dire ou pour dire que je ne savais pas me dire, sinon hélas dans parfois la blessure... sinon dans l’entrebâillement entre deux, non, entre trois langues et dans ce triangle irrégulier, sur des niveaux d’intensité ou de précision différents, trouver mon centre d’équilibre ou de tangage pour poser mon écriture, la stabiliser ou risquer au contraire son envol ». Et elle poursuivait, expliquant que le français était « lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être, je dirai même ; tempo de ma respiration, au jour le jour ».

Son discours, elle le concluait en rappelant qu’elle n’avait jamais écrit que par passion d’« ijtihad », « c’est-à-dire de recherche tendue vers quoi, vers soi d’abord ». Et elle appelait de ses vœux la guérison de l’âme : « Ouvrons grand ce ‟Kitab el Shefa’” ou Livre de la guérison (de l’âme) d’Avicenne/Ibn Sina, ce musulman d’Ispahan dont la précocité et la variété prodigieuse du savoir, quatre siècles avant Pic de la Mirandole, étonna lettrés et savants qui suivirent... » Paroles bienfaisantes et ô combien nécessaires, en ces temps troublés et si éloignés de ces vérités. Merci Madame Djebar !


 
 
© Ulla Montan
« Tandis que l’homme continue à avoir droit à quatre épouses légitimes, nous disposons de quatre langues pour expirer notre désir. »
 
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