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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Fouad Kanaan : sarcasme et élégance
Fouad Kanaan, nouvelliste, romancier, journaliste, traducteur, connu pour son écriture vivante aux éclats lumineux, son sens de l’allusion et du sous-entendu, doit encore rencontrer son public francophone.

Par Siham Harb
2015 - 01
Kanaan n’est pas un auteur « méconnu » du grand public. Sa présence parfois « discrète » s’est toujours affirmée sur la scène littéraire depuis les années 1940 jusqu’à sa mort, survenue la veille du 11 septembre 2001 et le jour de l’attentat sur les Twin Towers coïncida avec ses obsèques.

Il est né à Richmaya (région d’Aley) en 1920. Il y passe son enfance, son adolescence et un bout de sa jeunesse. C’est surtout là qu'il « se réfugie quand la vie devient hostile », révèle-t-il dans un de ses rares entretiens. À l’école Mar Youhanna qu’il fréquente jusqu’à l’âge de onze ans, ses enseignants sont « des prêtres érudits et poètes chantant des louanges à la Vierge Marie, maîtrisant la langue arabe si bien qu’ils faisaient de l’ombre aux imams d’Al-Azhar ». 

Il quitte l’école du village pour le collège de la Sagesse à Beyrouth où il rejoint « des centaines d’internes venus de la montagne ». Il y achève ses études secondaires en 1939, et y entame une carrière d’enseignant avant de rejoindre la faculté de droit à l’Université Saint-Joseph.

À 19 ans, Fouad Kanaan écrit ses premières nouvelles qu’il publie dans la revue Al-Makchouf, appartenant à Fouad Hobeich. Il y rencontre les plus grands auteurs et poètes comme Maroun Abboud, Élias Abou Chabaké, Omar Fakhoury, Salah Labaki, Youssef Ghoussoub, Saïd Akl, Khalil Takieddine, Toufic Youssef Aouad et bien d’autres de cette incroyable génération...

En 1948, la maison d’édition Al-Makchouf réunit en un volume toutes ses nouvelles sous le titre Qaraf (Dégoût). Maroun Abboud en signe la présentation, chose inédite jusqu’alors : « Je déteste écrire des préfaces comme je déteste être témoin de mariage ou parrain de bébé. » L’originalité du recueil explique l’exception ; il s’agit d’un tournant dans le développement du récit contemporain au Liban. « Al-Bouma » (La chouette), « Intiqâm » (Une vengeance), « Bouna Martinos », « Bouna Bernardos »…relatent avec un sarcasme complice et anticlérical des histoires dont Kanaan fut témoin. Des voix s’élèvent dans le milieu dévot pour réclamer que l’auteur soit « chassé de l’écurie de Dieu et déchu ».

Quand Al-Makchouf cesse de paraître en 1951, Fouad Kanaan fonde, sous l’autorité du Père-recteur du Collège de la Sagesse Khalil Abi Nader, une nouvelle revue littéraire : Al-Hikma. Le protecteur amadoue les nombreux protestataires indignés de voir Kanaan à la tête du mensuel par un : « Le matou est rentré dans les ordres ! » Celui-ci réussit à faire de la publication un forum des belles lettres libanaises.

La revue attire de jeunes plumes, poètes, romanciers et nouvellistes comme Youssef Habchi el-Achqar, Chawqi Abou Chaqra, Maurice Kamel, etc. « Al-Hikma avait deux familles », affirme Kanaan. La première est petite, formée des auteurs proches (la plupart vétérans d’Al-Makchouf)… et la deuxième, plus grande, est formée de la quasi-totalité des gens de lettres libanais de l’époque. Elle accueille donc classiques et modernistes, traditionnalistes et novateurs. Ces derniers œuvrent à casser les cadres établis et à mettre en œuvre « leur vocation de descendre dans la rue et de produire une littérature vécue et réaliste. » À côté des auteurs, on trouve des enquêtes et des comptes rendus critiques ; ils portent la signature de Fouad Kanaan ou sont signés par des pseudonymes qui ne manquent pas d’humour et de cynisme comme Hassân Bin Thabit, Marwan el-Chami… 

En 1958, Fouad Kanaan quitte Al-Hikma, la nouvelle administration du Collège ayant voulu « imposer à la revue un conseil de régence théologique ». Pour lui, il n’en est pas question et la publication ne sera plus jamais la même.

Afin de gagner sa vie, Kanaan s’enrôle, dès 1942, dans la fonction publique (nous trouvons des échos négatifs de cette monotone carrière dans son deuxième livre Awwalan… wa akhîran wa bayna bayn (Tout d’abord…enfin et dans l’entre-deux) ainsi que dans son dernier livre Moudiriyyat kâna wa akhawâtihâ ( Le bureau de kâna et de ses apparentés) ; il se met à traduire du français vers l’arabe (Eugénie Grandet de Balzac et Visage et présence du Liban de M. Chiha) et à revoir des traductions techniques ou littéraires ; à tenir des rubriques sarcastiques signées par des pseudonymes (tel « Majen » [Un débauché]…) dans les quotidiens Lissân el-Hâl et Al-Ittihad el-Loubnânî, mais qu’il est obligé d’arrêter suite aux ennuis et menaces : « Je me suis dit : Va chercher la liberté sur d’autres papiers sinon tu la trouveras dans les cieux ! ».

Cette liberté dont il a toujours été un fervent adepte, il la retrouve surtout dans ses nouvelles, ses romans et ses écrits parfois inclassables ‘Ala anhâr Bâbil (Au bord des rivières de Babylone) et Ka’an lam yakun (Comme s’il n’avait pas été), suite de souvenirs et de tableaux. « L’authenticité en littérature de façon générale et dans le roman, en particulier, est fondée sur la liberté de tout dire. » affirmait-il. 

À la lumière de sa vision de la narration qui se veut « fenêtre donnant sur le monde extérieur depuis le monde intérieur », de l’assertion que « la mort est la seule vérité constante et certaine », que l’homme « oscille entre deux obsessions : le sexe et la mort » et que « Dieu n’existe que grâce à la mort »… nous pouvons dire que Fouad Kanaan a brisé bien des tabous (la religion, le sexe, la politique…). Ce qui n’étonne pas de la part d’un écrivain qui considère que sa mission première est de cerner les aspects de la vie afin de « révéler tout ce qui est refoulé dans les tréfonds de l’être ».

« Des os secs, tu finiras par devenir un tas d’os secs où grouillent des vers de terre qui les grignotent, les sucent et les savourent ! » : le spleen de Kanaan se reflète dans ses personnages. Il dévoile leurs multiples visages accordant ainsi plus de profondeur à leur nature et donnant des racines aux défaites qu’ils endurent au niveau de l’existence et de la patrie, de Dieu et de l’homme. Dans leur quête de l’être et de l’histoire, le nouvelliste dévoile les différentes facettes de l’être humain aux prises avec des défis qui le dépassent.

L’œuvre de Fouad Kanaan mérite d’être lue et rééditée, traduite et étudiée. Sa trame narrative s’ouvre sur le « courant de conscience ». Son intrigue est disloquée à l’image de l’homme d’aujourd’hui. Sa langue, pure et cristalline, frôle la poésie.


 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166