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Portrait
Kebir Ammi, arpenteur sans frontières
Riche de plusieurs appartenances culturelles, nationales ou linguistiques, Kebir Ammi se joue des frontières et ne se reconnaît qu'une seule patrie : celle de la langue et de la littérature. Son œuvre explore les injustices nées de l'exclusion, les souffrances et les questionnements identitaires et fait une large place aux destins d’individus qui traversent les mondes et les cultures.

Par Georgia Makhlouf
2014 - 04
Partenaire de l’équipe des Étonnants Voyageurs depuis plusieurs années, Kebir Ammi a joué un rôle de premier plan dans l’organisation du festival qui s’est tenu en mars à Rabat où nous l’avons rencontré.

Il raconte avec une simplicité non dénuée de ferveur le parcours qui l’a mené vers ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire un écrivain né au Maroc d'un père algérien et d'une mère marocaine, installé en France depuis plus de trente ans et écrivant en français, alors qu’il poursuit une carrière dans l’enseignement universitaire de la littérature anglaise.

Kébir Ammi a quitté le Maroc après l’obtention de son bac et s’est rendu à Denver (USA) grâce à une opportunité de bourse d’études. C’est là qu’il passe quatre années et demi, poursuivant une formation universitaire en littérature anglaise et américaine. Mais dit-il, son désir à l’égard de la langue française est profond et ancien. Il date sans doute du temps où, encore au cours élémentaire où il a remporté le Prix d’Excellence, on lui a offert un David Copperfield dans une version française. Il perçoit dans ce clin d’œil du destin le premier de ces croisements linguistiques et culturels qui jalonneront son parcours. Le livre enchante le jeune Kebir et il le lit et le relit inlassablement. Mais l’année suivante, son père meurt et cette déchirure l’affecte profondément car il est très attaché à ce père chéri. C’est le début d’une période « de mutisme et de repli sur soi. » « J’interromps la lecture, je deviens plus contemplatif ». Il a14 ans. C’est alors qu’il trouve chez lui à la maison, par un hasard qu’il ne s’explique toujours pas puisque ses parents sont analphabètes, un livre qui a pour titre L’île au trésor. Ce sera sa bouée de sauvetage : « Ce livre m’a sauvé », dit-il et ce n’est pas sans émotion que des années plus tard, il croisera en Haïti, lors d’un voyage entrepris en 2012 en compagnie de Louis-Philippe Dalembert, l’île de la tortue où se situe l’action de L’île au trésor. 

Une étape est donc franchie et Kebir qui a 15 ans devient le fidèle « client » de la librairie Cosmos de sa ville. « Le libraire était un homme très généreux qui me prêtait les livres. J’en prenais le plus grand soin. Les mots exerçaient sur moi une forme de fascination et je ne faisais plus que ça, lire, encore et encore. » Il va découvrir Balzac, Camus, Sartre, mais également de grands auteurs anglais ou américains traduits en français. En revanche, peu de livres existent en arabe et « ma prise de distance à l’égard de l’arabe date de ce temps-là. Quand j’ai eu envie d’écrire, c’est le français qui m’est venu tout naturellement. Ce n’était pas pour moi une langue étrangère, mais une langue avec laquelle je faisais bon ménage, une langue avec laquelle je me sentais bien, dont j’éprouvais les subtilités. » « Je travaille le français de l’intérieur, poursuit-il, je lui imprime des émotions insoupçonnées qui viennent de ma culture marocaine. Quand je voyage, je fais voyager ma langue avec moi. Mon père était berbérophone et il y a sous ma langue explicite, une langue implicite, souterraine, clandestine, qui porte ces accents-là. Je n’écris donc pas vraiment en français mais avec une langue du corps qui charrie mes blessures, mes émotions, mes espoirs. » Il cite Joseph Conrad : « Les lettres s’éclipsent derrière le monde », et rappelle que pour Conrad, l’anglais était moins étranger que sa langue de naissance, le polonais. 

Le désir de français est constant chez Ammi et le conduira en France après un passage de moins de deux ans à Londres. Il y prendra donc racine et éprouve à l’égard de la France une grande reconnaissance. Mais il ne renie évidemment pas ses origines. Il s’intéresse à des figures telles qu’Ibn Arabi ou Abd el-Kader dont l’humanisme le touche particulièrement. Dans son travail, il est naturellement porté à aller sur les traces d’individus issus d’autres cultures, à explorer la liberté d’être soi dans sa différence. Il aime évoquer les livres qui jalonnent son parcours d’écrivain, et qui révèlent chacun une facette de son monde multiple et chatoyant. Le ciel sans détour (Gallimard, 2007) est le récit que livre de sa vie une Marocaine de 95 ans, alors qu’elle entreprend de grimper une haute montagne pour se rapprocher de son créateur. Car elle souhaite parler à Dieu sans intermédiaire. Avec une grande liberté de ton, elle l’interpelle et parfois vertement, et ce faisant, dessine le parcours d’une vie commencée de façon dramatique – elle est l’enfant d’un viol – et sauvée par les livres. Un motif qui fait évidemment écho à la biographie de l’auteur. 

Les vertus immorales (Gallimard, 2009) est un roman d’aventure qui raconte le périple mouvementé d'un Marocain du XVIe siècle, nourri de la lecture des écrits de Marco Polo, qui part à la découverte du Nouveau Monde qui le fait tant rêver, trente-cinq ans après Christophe Colomb. Ayant parcouru l'Europe, il finit par prendre la mer et se retrouve sur le Nouveau Continent où il sera aux prises aussi bien avec les Espagnols et les Anglais qu'avec les indigènes. Mais derrière la dimension picaresque du récit se profile « une quête identitaire et existentielle » qui aboutit à la conclusion que « c’est en allant vers les autres que l’on se découvre soi-même ».

Avec Un génial imposteur qui vient de paraître (Mercure de France), Ammi clôt ce qu’il appelle son « triptyque de l’imposture » qui compte en outre Les vertus immorales et Mardochée (Gallimard, 2011). Il s’agit à nouveau d’un roman de traversées multiples, puisque Shar, le héros, après avoir fui précipitamment l’Algérie, son pays natal, a parcouru le monde, de l’Europe à l’Amérique latine, en passant par l’Asie, se mettant au service d’organisations mercenaires et changeant de camp au gré des événements. Au terme d’une ascension aussi fulgurante qu’immorale, il parvient à se faire passer pour un héros. Kebir Ammi décrit ici ce que l’âme humaine a de moins noble à travers le destin d’un personnage flamboyant, cynique et sans scrupules et affirme que « la vérité humaine l’intéresse largement plus que la vérité historique. » 

Nous évoquons pour finir le festival Étonnants Voyageurs qui se tient à Rabat et qui a été pensé pour « accompagner l’effervescence culturelle du Maroc dans toutes sortes de domaines » ainsi qu’une liberté de ton dont nombre d’artistes s’emparent, par la parole comme par l’image ou l’écrit. « C’est une belle réussite, nous dit Ammi, et le public, partout, est au rendez-vous. » Il est visiblement épuisé mais heureux.




 
 
©Mercure de France
 
BIBLIOGRAPHIE
Un génial imposteur de Kebir Ammi, Mercure de France, 2014, 256 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166