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Alice Munro, le Nobel pour la maîtresse de la nouvelle
C’est la première fois que le prix Nobel récompense la littérature canadienne et met à l’honneur une œuvre consacrée à l’art de la nouvelle. Auteure discrète à la plume redoutable, Alice Munro est la treizième femme à recevoir le prestigieux prix.

Par Ritta BADDOURA
2013 - 12
La Canadienne de langue anglaise Alice Munro a appris la nouvelle bien après que l’Académie Suédoise l’eut annoncée officiellement. Munro, qui avait déjà été parmi les favoris des précédentes éditions, se savait en lice pour le Nobel de Littérature 2013. Mais elle s’attendait si peu à le recevoir, que l’académie eut du mal à la joindre. La nouvelle avait déjà fait le tour du globe lorsqu’un média canadien parvint à localiser l’une des filles de Munro, chez laquelle cette dernière séjournait. C’est donc tirée de son sommeil, à quatre heures du matin, qu’Alice Munro prit connaissance de l’extraordinaire consécration.

Extraordinaire, non seulement du fait du rayonnement du Nobel, ou de sa valeur matérielle (environ un million d’euros), mais aussi parce que le choix d’une auteure canadienne saluée par l’Académie suédoise comme « la maîtresse de la nouvelle contemporaine », vient saluer, quoique sur le tard, un genre majeur longtemps relégué au rang de littérature secondaire. Dans Fiction (Éditions de l’Olivier, 2013), le personnage de Joyce n’en pense pas moins : « Un recueil de nouvelles, pas un roman. Voilà qui est déjà en soi une déception. L’autorité du livre en paraît diminuée, cela fait passer l’auteur pour quelqu’un qui s’attarde à l’entrée de la littérature, au lieu d’être assurément installé à l’intérieur. »

Alice Munro a toujours évolué loin des lumières de la sphère littéraire. Comme certains de ses personnages, Joyce ou Sofia dans Trop de bonheur (Éditions de l’Olivier, 2013), Munro n’apprécie pas les rituels et pratiques attachés au métier d’écrivain. « Joyce n’a jamais compris cette histoire qui consiste à faire la queue afin d’entr’apercevoir l’auteur puis de repartir en emportant le nom d’un inconnu inscrit dans le livre. (…) Elle (Sofia) avait peur qu’il lui demande de signer son nom sur un bout de papier ou un livre qu’il avait avec lui. Cela ne lui arrivait que très rarement mais la rendait toujours triste ; elle n’aurait su dire pourquoi. » Au fil de quarante-cinq années d’écriture et de quatorze recueils de nouvelles (elle a publié un seul roman), Munro a évité autant que possible festivals, colloques, séances de dédicace et interviews. Elle n’aime pas se montrer en public et n’apprécie guère l’analyse et la décortication de la littérature, « une fumisterie » selon elle (Le Monde, édition du 10 octobre 2013). 

L’attribution du Nobel advient quelques mois après qu’Alice Munro eut déclaré, dans un entretien accordé au National Post suite à son obtention du Trillium Book award en juin dernier, qu’elle arrêtait l’écriture pour se reposer après une longue carrière. Née au Canada (Ontario) en 1931, Alice Munro a su dès l’âge de onze ans qu’elle sera écrivain. Son premier recueil de nouvelles Dance of the Happy Shades (La Danse des ombres), couronné d’emblée par le Prix du Gouverneur général,  paraît en 1968. Ce prix récompensera également ses ouvrages en 1978 et 1986. La carrière littéraire de Munro, bien que discrète et de longue haleine, n’en sera pas moins jalonnée de nombreuses distinctions : Il y aura notamment les Canadian Booksellers Association Awards en 1971 et 2005, le premier prix littéraire Canada-Australie en 1977, le Giller Prize en 1998 et 2004, le Rea Award en 2001, l’illustre Man Booker en 2009 et le Trillium Book award en 2013.

Alice Munro a porté à son paroxysme l’art de la nouvelle et en a singulièrement révolutionné la structure. M. Gorra, professeur de littérature anglaise, dit de son œuvre qu’elle « suit un mouvement aussi naturel que ne l’est la marche à pied. Aussi naturel ? Je devrais dire aussi compliqué, et ajouter que ces nouvelles ne marchent pas seulement en avant, mais en arrière et sur les côtés. Elles ne sont jamais consacrées à un seul personnage ou une seule situation. Elles ouvrent le champ, toujours, vers d’autres vies et d’autres moments. Ce sont des nouvelles marquées par des glissements du temps ou des points de vue qu’on remarque à peine, tellement ils sont peu forcés, jusqu’à ce qu’on lise les dernières pages et qu’on réalise que l’histoire n’a pas suivi le chemin qu’elle semblait prendre au début ». (New York Times, édition du 1er novembre 1998).

Alice Munro sait manier l’énigme qui réside au cœur de chaque être, sans en livrer la clé. Son écriture ne s’écarte jamais de l’essentiel. Sobre, brute et subtile à la fois, elle est tour à tour opaque ou cristalline et s’intéresse à exprimer l’ambiguïté et la complexité des sentiments et des actes. Elle est d’une grande beauté, et sait tant avec des mots banals qu’avec des passages d’une vibrante poésie viscérale, dire le recours aux solutions extrémistes, en deçà des normes et des conventions qui font la vitrine des existences. C’est la marge d’inadaptation des êtres, marge quasi-invisible chez les uns ou au contraire spectaculaire chez les autres, qui est la boussole de son récit. Sous sa plume, le monstre le plus cruel se révèle notre prochain, intime et familier; et les personnes sans histoire, celles parfois capables, pour un instant, d’une horreur sans nom. 

Ce sont les gens « en route vers des actes dont ils ne se savaient pas encore capables », et les espaces-temps qui jalonnent cette route, que Munro dépicte. Que ses nouvelles aient pour protagonistes des enfants, des adolescents, des adultes ou des personnes âgées ; que les thèmes en soient l’amour, les relations filiales, la mort, la maladie, les choix de vie, l’instrumentalisation de l’autre ; elles racontent les guerres secrètes, les carences profondes, la honte et l’impuissance nées d’un choc sans merci ; choc qui deviendra le berceau de la violence ou celui d’étranges résiliences. « À croire qu’il existe en apparence on ne sait quel savoir-faire fortuit et bien sûr injuste dans l’économie affective du monde puisque le grand bonheur – aussi provisoire, aussi fragile soit-il – d’une personne peut sortir du malheur d’une autre » (« Fiction » in Trop de bonheur). 

Dans la jungle humaine tapie sous le couvert du quotidien, les nouvelles d’Alice Munro esquissent l’impossibilité du lien et les dangers invisibles, réfractaires aux mots et capables de détériorer l’intériorité à jamais. Comment les hommes accomplissent-ils la banalité du mal ? Comment continue-t-on à vivre à partir d’une irréparable fêlure ? sont des réflexions qui traversent subrepticement les écrits de Munro. Il importe de souligner que dans sa remarquable maîtrise de la nouvelle, l’auteure a développé un art à part entière : l’art de la conclusion, qui dote chacun de ses textes d’une force unique et indéfinissable. Il ne serait pas le moindre du monde exagéré d’affirmer que la conclusion chez Alice Munro est un genre en soi.



 
 
© Associated Press
 
BIBLIOGRAPHIE
TROP DE BONHEUR de Alice Munro, Nouvelles traduites de l’anglais (Canada) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, L’Olivier, 2013, 320 p.
 
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