Mo Yan ou l’art d’apprivoiser la censure
Par Ritta BADDOURA
2012 - 12
Mo Yan, « celui qui ne parle pas », est le pseudonyme que Guan Moye, écrivain chinois né en 1955 dans la province du Shandong, s’est choisi. Celui qui ne parle pas réfléchit profondément, et c’est sans doute cela qui lui a permis d’allier une discrétion et une tempérance extrêmes dans la vie à une audace et une originalité poussées à l’écrit. Celui qui ne parle pas écrit mentalement pendant des mois avant de tout inscrire à coups de jets intenses sur le papier : ses romans très longs et denses sont souvent rédigés en trente ou quarante jours seulement. Mo Yan enfant a appris de ses parents qu’il valait mieux éviter de parler à l’extérieur, car la parole en ces temps pouvait coûter cher. Il a donc investi autrement le langage et pris la mise en garde parentale pour pseudonyme.
Une enfance paysanne sous le signe de la faim et de la pauvreté ainsi que l’éducation dans l’armée ont modelé l’imaginaire de Mo Yan car, à la différence de la majorité des écrivains chinois de sa génération, il n’a pas connu l’influence des grands romans classiques. Son œuvre a pour terreau sa province natale et pour nerf l’histoire mouvementée de la Chine jusqu’à ses réalités actuelles. Renouvelant l’héritage littéraire chinois et sa tradition orale, Mo Yan use dans son écriture des dialectes locaux et orchestre, dans un tissage virtuose, la rencontre de l’autobiographique, de l’historique, du politique et du socioculturel. Si le plus traduit des écrivains chinois vivants a été apprécié dès sa première publication en 1981, c’est avec Le clan du Sorgho, adapté à l’écran par Zhang Yimou, qu’il accède à une reconnaissance plus internationale certes, mais néanmoins timide.
Diplômé de l’Académie d’art et de littérature de l’armée en 1986 puis de l’Université normale de Pékin en 1991, Mo Yan travaille pendant des années au département de la culture dans l’armée, avant d’en démissionner en 1999. Il tient encore la position de vice-président de l’Association des écrivains chinois qui encadre le monde des lettres. S’il n’est pas un écrivain officiel, il est loin d’être un dissident. Que Mo Yan ait accepté de participer à un hommage à Mao organisé par le parti en recopiant avec d’autres écrivains ses discours alors même qu’ils symbolisent la soumission des artistes aux normes de la révolution, qu’il n’ait été qu’une seule fois censuré pour certains passages des premières éditions de Beaux seins, belles fesses, et qu’aucun de ses livres ne soit interdit ; tout cela lui a valu les critiques acerbes des artistes dissidents. Ils lui reprochent son silence face aux persécutions dont ils font l’objet et son manque de solidarité. Après Gao Xingjian, écrivain dissident ayant obtenu le Nobel en 2000 mais ayant renoncé à sa nationalité chinoise au profit de la française, Mo Yan devient le premier Chinois à gagner le prix Nobel. Cette distinction n’a fait, dans le milieu des opposants au régime, que raviver les critiques à son égard et mettre plus en avant sa position confortable et pourtant ambiguë à l’égard de l’establishment chinois plus que ravi par cette reconnaissance.
C’est l’intelligence prudente de Mo Yan qui lui a permis, selon nombre d’intellectuels qui le connaissent, de distinguer sa vie de son œuvre. L’auteur nobélisé a appris à maîtriser progressivement l’art de déjouer la censure par les rouages de l’écriture, mais aussi au terme de longues négociations avec ses éditeurs quant au contenu de ses livres. Dans une interview accordée au magazine Granta, on apprend que pour Mo Yan, « éviter la censure est une question de subtilité et les limitations qu’elle pose tracent de superbes voies à la création littéraire et à ses détournements ». Aussi peu dissident soit-il, Mo Yan n’a écrit aucun ouvrage faisant l’apologie des héros ou des idées de la révolution et a renouvelé dans ses romans les normes littéraires fixées par le parti. Portraitiste de génie, son talent d’observateur est immense, et qui a lu sa description d’un personnage, aussi important ou banal soit-il, outre l’étonnement jubilatoire ressenti, ne l’oubliera pas. Le sens du détail chez Mo Yan ainsi que son sens – bien caché – de l’humour impressionnent. Au fil de ses ouvrages, c’est le personnage complexe et mal connu de la Chine rurale et de ses souffrances qui se précise ; et c’est au sein de ses paysages les plus habituels et les moins regardés que la plume de l’auteur décèle l’extraordinaire.
Si les critiques et les spécialistes de son Å“uvre ont comparé cette dernière à celles de Dickens, Faulkner ou GarcÃa Marquez, on pourrait aussi bien dire de Mo Yan qu’il est un La Fontaine Chinois. Ce qu’il puise de comparaison, de métaphore et de morale dans le monde animal a doté son écriture robuste et drue d’un réalisme doublé d’inventivité : la fable animalière, le fantastique, l’absurde, le burlesque, la satire et la comédie animent son style sans l’éparpiller et rendent unique son empreinte. Cette capacité de transformer le réel sans jamais le quitter lui a permis d’aborder dans ses livres des thèmes tabous en Chine, tels que la politique de l’enfant unique ou les injustices et les dérives du pouvoir et du sexe. En 2009, à la foire du livre de Francfort à laquelle Mo Yan choisit de participer après que le gouvernement eut empêché certains de ses compatriotes dissidents de s’y rendre, il déclare aux journalistes : « Un auteur devrait exprimer critique et indignation (…) face à la laideur de la nature humaine. Mais nous ne devrions pas utiliser un mode d’expression uniformisé. Certains peuvent préférer dire haut et fort leur désapprobation, mais nous devrions tolérer ceux qui préfèrent se cacher dans leur chambre et utiliser la littérature pour exprimer leurs opinions. »Â