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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Esther sans tabou
Esther Freud, comédienne de formation, a construit sa renommée outre-manche en tant qu'écrivain. Son premier livre, Hideous Kinky (Marrakech Express), a connu un succès considérable et a été adapté au cinéma. Depuis, son œuvre a reçu plusieurs prix et a été traduite en treize langues. Visite londonienne à l'arrière-petite-fille de Sigmund et fille du peintre Lucian.

Par Georgia Makhlouf
2012 - 09
Quand on la rencontre, on brûle de savoir comment elle vit en portant un nom si prestigieux, et si ce nom est un fardeau, un tremplin, ou autre chose encore. Mais on s’aperçoit vite que cette question ne l’occupe pas. Esther Freud affirme que la campagne anglaise où elle a grandi constituait un environnement protégé où son nom ne soulevait aucune attention particulière. Peut-être est-ce parce que « les Anglais sont moins concernés que les Français par les questions intellectuelles ». Elle raconte d’ailleurs qu’à sa première arrivée en France et à son grand étonnement, le policier qui contrôlait son passeport avait levé le nez pour lui demander : « Freud ? Sigmund ? », alors qu’en Angleterre, personne ne lui avait jamais posé de questions. Ni elle ni aucun des membres de sa famille, dit-elle, ne se sont occupés de ce nom qu’ils portaient, aucun « ne s’est autorisé à en faire commerce. Nous l’aurions vécu comme quelque chose de honteux. Nous étions plutôt méfiants à l’égard de ce nom ». Quant à la psychanalyse, elle ne s’y intéresse pas particulièrement. Elle a lu, certes, certains ouvrages de l’illustre arrière-grand-père, mais ni elle ni aucun membre de sa famille ne ressent, dit-elle, de devoir à cet endroit. Si ce n’est celui de devenir eux-mêmes, de trouver chacun sa voie. Elle se dit d’ailleurs plus intéressée par la dimension historique de l’héritage familial – et cela vaut pour toutes les branches de sa généalogie – que par sa dimension psychanalytique. Elle-même, c’est surtout à son père qu’elle voue une grande admiration, pour avoir construit sa vie de ses propres mains, pour être devenu un immense artiste, pour avoir fait de sa seule imagination le matériau de son travail, en toute indépendance. Lorsqu’elle était actrice, Esther a souffert de sa dépendance à l’égard du désir des autres, fussent-ils producteurs ou metteurs en scène, et d’avoir à attendre d’un « oui » le droit de travailler. 

Ce père aura manqué à son enfance. Elle grandit avec sa mère et sa sœur à la campagne et elle a peu de souvenirs de lui dans la première partie de sa vie. À l’âge de seize ans, elle s’installe à Londres et là, leur relation se construit, se raffermit et prend de l’importance. Elle pose souvent pour lui, parce que c’était « le seul moyen d’être avec lui ». Il se montre généreux, l’introduit dans son cercle d’amis, lui fait connaître des lieux et des gens auxquels elle n’aurait jamais eu accès autrement. Lorsqu’elle commence à écrire, elle ne lui en parle pas, ni à personne d’autre d’ailleurs. Elle redoute son jugement, a terriblement peur de le décevoir. Quand elle lui donnera le texte à lire, ce sera avec la peur au ventre. Il lui dira une phrase qu’elle n’oubliera jamais, qu’elle se redit encore et encore et qui lui donnera la force de continuer : « C’est encore mieux que Jean Rhys. » Jean Rhys, son écrivain fétiche, celle qu’elle admire tant. Lorsque, plusieurs années plus tard, elle entreprendra Nuits d’été en Toscane, ce sera pour rendre hommage à ce père tant aimé, pour se rapprocher de lui, pour passer le plus de temps avec lui, y compris quand elle est seule à sa table de travail. C’est en effet un moment où elle constate que son père se fait vieux. Il a 82 ans et le changement est, comme souvent, brutal. Elle écrit pour être avec lui, lui parler aussi souvent que possible, et aussi pour se préparer à son départ. Le livre raconte un voyage qu’un père offre à sa fille adolescente qu’il connaît mal, afin de reconstruire un peu le lien qui les unit. Esther Freud puise ainsi souvent dans son histoire personnelle ; elle aime, dit-elle, partir de quelque chose de connu et l’articuler à quelque chose de nouveau, inconnu d’elle. Son travail d’écriture, elle le perçoit comme « un tissage entre le connu et l’inconnu, un aller-retour constant entre les deux ». Lorsqu’elle achève son livre, elle est heureuse d’avoir, par ce biais, passé deux années à penser à son père chaque jour. 

L’exploration de la mémoire familiale est son terrain depuis le départ. Marrakech express s’inspire d’un épisode de son enfance, lorsqu’elle part pour le Maroc avec sa mère et sa sœur. Cette plongée dans le monde des « Mille et Une Nuits », elle ne veut pas l’oublier, elle veut en fixer chaque instant, y compris les plus difficiles. L’Orient dans lequel elle est plongée est, certes, un monde magique, coloré, chaleureux, où, à la différence de l’Angleterre, « les enfants sont au centre de la vie, objets d’attention et d’amour à chaque instant ». Mais c’est également un monde effrayant, aux antipodes de ce qu’elles ont connu jusque-là, l’altérité même. Et surtout, elles ont très peu d’argent, et cette précarité extrême est très insécurisante. C’est de tout cela dont elle veut faire le récit, dans une écriture instinctive et subtile qui met en scène le point de vue de l’enfant. Son livre connaîtra un immense succès, et en France, on y verra des accents qui rappellent la Sagan de Bonjour tristesse. De même La maison mer rend hommage à son illustre famille en s’inspirant de la vie de son grand-père, de sa grand-tante la psychanalyste Anna Freud, et en évoquant le sort de réfugiés juifs allemands. 

Elle avait jusque-là surtout écrit sur l’enfance et l’adolescence, avouant même une difficulté à se projeter dans des personnages parvenus à l’âge adulte et une préférence pour ces temps de la vie où les choses sont encore en devenir, à l’état de potentialités infinies, non encore fixées. « Pour moi-même, les événements les plus essentiels, les plus fondamentaux de ma vie se sont produits avant mes trente ans. De même dans l’écriture, ce sont les scénarios qui impliquent des changements de vie qui m’intéressent. » On retrouve ces moments charnières dans La bonne étoile, son dernier roman. Elle y met en scène des choses qu’elle a bien connues, l’ambiance des écoles d’art dramatique anglaises, les excentricités des enseignants, mais aussi l’arbitraire de leurs comportements, les espoirs et les déceptions des élèves qui se rêvent tous stars et n’y parviennent que rarement, et la dure réalité des petits boulots, des auditions qui se suivent et se ressemblent, des tournées miteuses et des appartements sordides. Dans cette comédie légère, Esther Freud suit ses personnages entre 18 et 30 ans, et fait donc une entrée dans le monde adulte des trentenaires, compromissions et trahisons comprises. On retrouve dans son écriture les enseignements de la méthode Stanislavski qui avait cours dans sa propre école de théâtre, la prestigieuse Drama Arts de Londres : méthode qui enseignait qu’il fallait non pas jouer son personnage, mais le devenir, non pas dire les émotions, mais les montrer. Un livre à déguster comme un vin pétillant.

 
 
 
 
D.R.
« Les événements les plus essentiels, les plus fondamentaux de ma vie se sont produits avant mes trente ans. »
 
BIBLIOGRAPHIE
La bonne étoile de Esther Freud, Albin Michel, 2012, 430 p.
 
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