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Akl Awit, naufragé de l’infinie naissance
Provocateur, penseur de l’ombre, Akl Awit écrit au point de rencontre des paradoxes pour tenter de surprendre le néant. Sa quête extrême est tissée de liberté et d’amour. Il sculpte autour de son « je » concentrique de poète une langue directement saisie dans le marbre du rien.

Par Ritta BADDOURA
2011 - 08
W   asiqat wilada ou Acte de naissance est le dernier-né des ouvrages de Akl Awit. Le poète revient plus de cinquante ans après sur ce document et sur l’événement concret dont il atteste en nous en livrant une copie conforme certes, mais ouverte au poème donc à l’infini. Wasiqat wilada est à la fois une attestation de naissance, mais aussi un témoignage, un testament, une fiction basée sur des faits réels, une autobiographie poétique, une réflexion critique, une investigation et un procès qu’intente le poète à sa propre naissance. C’est dire un peu toute la complexité, l’épaisseur, la singularité et l’audace vaillante de cette œuvre, sans doute l’une des plus abouties de Awit. Ce dernier pose que l’acte de naissance est similaire à ce qu’est « le livre pour les gens de lettres et le tombeau pour le commun des mortels », et admet dire que « la vie est un cimetière pour nier qu’il (je) est (suis) tout seul ». C’est à l’inéluctable de la douleur, de l’amour, de la solitude, de la filiation, de la mort, de la vie et de l’écriture qu’il s’attaque en recopiant tel un élève ivre d’absolu et fautif, le long de longs chapitres sans relâche, fidèlement à ses perceptions, souvenirs, principes, émotions et surtout fidèlement à son nerf poétique, l’événement fondamental du début : sa naissance laquelle avant d’être attestée par l’écriture est attestée et contestée, car elle est d’ores et déjà « désespoir », par un cri. Un cri qui est acte de naissance même.

Poète, critique littéraire, journaliste et professeur universitaire, Akl Awit naît en 1952 au Liban. Pour le restant des détails relatifs à cette question, se référer s.v.p à Wasiqat wilada. Notons seulement qu’il a déjà publié huit recueils de poèmes à Beyrouth et qu’une anthologie de son œuvre a paru au Caire en 2002. Détenteur d’un doctorat en littérature arabe moderne, il dirige le Moulhak, supplément culturel hebdomadaire du quotidien libanais an-Nahar. Ses choix éditoriaux sont placés sous le signe de la liberté et de la modernité lesquelles sont « une unité plurielle qui n’admet aucun compromis ». Ses articles n’hésitent pas à déranger le confort du lecteur et les bienséances établies ; sa « Lettre adressée à Dieu », éditorial en première page du Nahar paru le 11 mars 2003, veille de la guerre américaine contre l’Irak, a suscité la polémique jusqu’à faire accuser son auteur de blasphème et le traduire devant les tribunaux.

Lorsque nous demandons à Awit de se présenter en quelques mots, il répond : « Prenez-moi tel que je suis (…). Je suis dans l’absolu un être poétique, en particulier un être poétique de langue arabe, écrivant à partir du lieu du néant et du premier cri. Je suis aussi un être d’amour. » Pour lui, la poésie doit rester foncièrement libre de toute subordination ou instrumentalisation à une cause, qu’elle soit politique ou sociale. La poésie n’est pas un moyen en soi mais le but à atteindre. Sa poésie à lui est, tel que l’ont relevé divers critiques, marquée par le néant, la prégnance des contraires, emplie d’amour et élevée par son rapport à la différence du féminin, Awit reconnaissant certes les progrès réalisés par une société encore très patriarcale mais statuant qu’il reste encore beaucoup à faire pour que la femme et l’homme soient considérés dans un rapport d’égalité. Le texte de Akl Awit est creusé et développé par des relectures et réécritures laborieuses profondément modelées par une éducation et une pensée jésuites ; sa poétique est imbibée de la présence de Dieu et du lexique chrétien ; son dernier ouvrage ne fait pas exception aux précédents, au contraire ! Wasiqat wilada est riche de métaphores et de symboliques directes – l’Immaculée Conception, Jésus-Christ, le dernier repas, la tête de Jean-Baptiste portée sur un plateau – qui attestent des « empreintes religieuses profondes restées accrochées à une enfance nimbée de spiritualité chrétienne et d’amour », et le poète ajoute : « Sachant que ma vie au quotidien n’est pas mue par une obsession religieuse, c’est peut-être mon enfance qui noie, à mon insu, mon écriture de son langage. »

Ce que Akl Awit nomme « la chambre d’écriture » se compose dans la réalité comme suit : derrière le poète se trouve une bibliothèque pour les ouvrages (poésie, romans, essais critiques) dont la langue originale ou traduite est la langue française ; à sa gauche, de nombreuses étagères de littérature libanaise et arabe, classique et contemporaine. Face à lui, dans la profondeur de la pièce, se trouve un vieux lit en cuivre surmonté d’une moustiquaire sur lequel il s’allonge parfois pour dormir ou pour réfléchir et méditer. À sa droite, un mur couvert de ses portraits croqués par des amis peintres dont Paul Guiragossian, Saliba Douaihy et Mahmoud el-Zibaoui, ainsi qu’un portrait de sa chère sœur défunte à laquelle il dédia Maqam as-Saroua. Les dimensions réelles de « la chambre d’écriture » sont quant à elles difficiles à décrire car procédant de l’invisible et occupant dans sa vie une part d’infini : « Cette chambre d’écriture est ma vie véritable, celle que je vis dans ma tête et par les mots. Ma tête a cette chambre pour demeure, je dirai presque que cette chambre vit dans ma tête. Elle est la chambre refuge et la chambre du salut ; sachant qu’il n’y a pas de salut pour moi. Je n’éprouve aucune difficulté à y entrer puisque j’y entre comme qui s’évade de l’enfer ; la difficulté réside à pouvoir en sortir puisque aller vers le monde est un peu comme avancer vers la mort. (…) Quand je suis dans mon bureau au journal, dans la rue ou à l’université, je suis approximativement la moitié de la personne que je suis. Je dois opprimer la personne du poète afin de pouvoir être opérant et professionnel. C’est une chose bien difficile puisque je ne me crois pas réellement capable de séparer la poésie de la personne du poète que je suis. Pour cette raison, j’éprouve quelquefois une sorte de schizophrénie à m’efforcer de quêter l’équilibre dans cette opération (…) dont les deux uniques vainqueurs sont la poésie et le travail. Le poète, lui, est doublement leur victime. »

Ce qui frappe dans l’écriture de Akl Awit est notamment son caractère épistolaire : même si la prégnance du « je » est explicite dans sa poésie, l’autre, destinataire, être désigné ou lecteur, est toujours étrangement présent dans le champ de vision du poète. Awit trouve que l’épistolaire est particulièrement présent dans Wasiqat wilada « parce que ce n’est pas un poème clos, hermétique comme l’étaient mes ouvrages précédents. C’est un long texte ouvert, fondé sur une expérimentation littéraire nouvelle que je qualifierai de poétique du récit. Je pense que c’est vers cette tendance que se dirige l’écriture poétique contemporaine. (…) Nous sommes là dans l’obsession de la recherche d’un texte nouveau, d’une vie linguistique nouvelle et peut-être d’une poésie nouvelle qui construit son vers dans une poétique narrative ». Awit entreprend sa recherche poétique et sa rencontre de l’autre à partir du lieu du néant ; qui n’est ni un début ni une fin mais un espace-temps bien particulier, un néant personnel que Awit tient à ne pas confondre avec le concept philosophique du néant. Le poète revient à ce premier point de fuite qui s’élance du rien, entre-deux entre vie et mort où rien n’est décidé encore, un cri qui s’élance et qui fait naissance, douleur et miracle ; chemin de souffle dans l’existence. Awit montre aussi que ce cri est parole qui naît de la chair et de l’organique sans lesquels nulle métaphysique. Awit naît de son cri et son cri lui donne naissance. C’est ce même cri qui l’expulse des années plus tard par la force de l’écriture ; c’est l’écriture qui lui donne naissance en lui permettant de reconstituer ce cri.

La langue poétique est une parturiente éternellement primipare chez Awit. Elle connaît les douleurs de l’enfantement sans avoir connu d’homme. Par elle se refait l’appropriation de la vie et de la mort, pris en équivalence dans le cercle vicieux de l’impasse et de la mutuelle dépendance. Cette dépendance même à la dualité de la vie et de la mort humilie et horrifie le poète. Le vain de tout mouvement, excepté peut-être de celui poétique, imprime son ironie discrète mais consistante à l’envers de ses lettres. Ce cri qui n’est pas sans rappeler Le Cri du peintre Munch est à la fois victoire et défaite, cri de la compréhension instinctive et totale du nouveau-né et cri de son impuissance et de son ignorance totales. C’est aussi le cri vibrant d’empathie avec la souffrance humaine, incarné par la chair mutilée et éteinte des enfants de la guerre et du sang des générations. Awit revisite mot par mot, point par point, son attestation d’exister, son acte juridique de naissance. Il remonte le long de sa filiation et de son histoire familiale où la répétition du crime vengeur est aux ancêtres de Awit ce que la répétition de l’écriture poétique est à son instinct de survie. Dans ce legs torturé ayant pour contexte une sanglante guerre civile, l’amour fervent est le seul miracle possible et le poème le dernier garde-fou. Relevons à ce sujet un passage de l’ouvrage, le très beau et signifiant dialogue entre le poète et son « médecin du sommeil » où il est dit entre autres que « le fou est celui qui a tout perdu sauf “el-Akl” (sa raison) », Akl étant le prénom du poète... Awit se rebelle dans un putsch poétiquement procédurier et assurément philosophique contre soi. Il cherche à capter l’instant du néant, sans ivresse ni autodestruction, mais en sereine prescience. Il se méfie de l’artefact, de ce qui trompe ou crée l’illusion et n’a foi que dans la métaphore. Tout le reste, dates, attestations légales, histoire, sont fabulations narratives. Le seul espace-temps digne d’être pris en compte est celui de l’instinct poétique.

Wasiqat wilada est une tentative de reconstitution par le poète de sa propre trajectoire, depuis le moment, fondateur et foncièrement éphémère et échappant à toute préhension, de la naissance. Alors il pousse par les mots, il est giron maternel et nouveau-né transitant par l’expulsion sans échappatoire. Awit retrace au plus près du possible les actions, réactions, rites et célébrations entourant sa naissance ; il retrace la mémoire première et intuitive du nouveau-né pris en sa blessure qui est béance par laquelle se fraie la vie. En intensifiant l’usage de la tautologie, en répétant encore et encore le long de plus de 300 pages la scène du Cri (me ?), Awit cherche à trouver la formule exacte de l’alchimie du néant qui est pour lui le lieu absolu du sens. Des tréfonds du néant, l’âme du nouveau-né pousse. Pour Awit, le poète est incessamment ce nouveau-né pris dans le cordon ombilical de l’écriture : à la fois témoin, otage et victime, le nouveau-né même lançant son cri à la face du néant reste pour toujours ce noyé du temps et du lieu de l’origine, bercé par le sommeil rêveur et omniscient du liquide amniotique et des larmes. La naissance de Akl Awit se fit de plus par temps de pluie. Son acte de naissance est pour toujours scellé de naufrage.

Akl Awit nous livre donc des réécritures qui sont diverses copies conformes (et non conformistes) de son acte de naissance. Il cherche à réaliser un auto-engendrement par l’écriture pour apprivoiser le cri qui lui a échappé. La langue poétique lui permet de se dédoubler, alors il écrit, non avec le paradoxe, mais le paradoxe même. Sa poésie s’analyse elle-même, s’explore et se guette pour déceler le défaut de naissance qu’est la naissance. La littérature permet alors à Awit de naître, de s’unir avec une femme, de devenir père, par le truchement de l’étreinte du langage et de l’amour. Le voilà qui se réinscrit dans la généalogie des Awit par le Akl. Parfois l’intellect prend le dessus sur le magnétisme et le coriace de sa quête poétique. Le jeu de la répétition, de la reprise et du paradoxe, simple et accessible en l’apparence (combien de poètes et de styles poétiques se fondent sur ce procédé…), atteint chez Awit des microstructures complexes et déroutantes, même s’il ne réussit pas toujours également à tous ses poèmes. Mais la poésie serait-elle poésie si elle est perfection et ne rate jamais son but ? La poésie serait-elle poésie si le poète est infaillible ? C’est cela le cœur simple et sismique du procédé alchimique de Akl Awit. Manquer quelques accords du cri premier pour atteindre avec Wasiqat wilada une version admirable de l’acte de naître en poésie, une captation fragile du naufrage de tout instant qui est répétition inévitable ô de combien de naissances.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Wasiqat wilada (Acte de naissance) de Akl Awit, Dar as-Saqi, 2011, 320 p.
 
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