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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Hani Fahs, l'homme cerné par les questions
Sayyid Hani Fahs, dignitaire relevant du Conseil supérieur chiite, membre du Congrès permanent de dialogue islamo-chrétien dont il est l'un des fondateurs, écrivain et journaliste, nous apparaît sous la plume de Tarek Mitri, ministre, écrivain et intellectuel engagé ayant pris part à de nombreuses initiatives mondiales de dialogue interreligieux.

Par Tarek MITRI
2011 - 02
Hani Fahs ne cache pas sa gêne face aux gardiens de la mémoire, ceux-là qui prétendent la conserver en l’appelant histoire et en exerçant sur elle la censure dans ses déclinaisons franches ou discrètes. Il ne nous épargne pas le souvenir blessant ou blessé afin de se (nous) protéger de ce qui nuit ou détruit. Il ne laisse pas les événements passés lui jouer et nous jouer le mauvais tour de nous rattraper au moment où on ne s’y attendait pas et après avoir cru ou été induits à croire qu’ils avaient sombré dans l’oubli. Certes, le Sayyid ne manipule pas la mémoire et ne l’oppose pas à l’histoire, qu’elle soit écrite ou non, préférant s’écarter de certains mémorialistes qui contraignent les faits et les textes à courir derrière leurs théories et leur ferme admiration d’eux-mêmes jamais entachée d’un semblant de regret. Comme si Sayyid Hani, désolé de constater cette tendance à tordre le cou au passé, ne ressent aucun embarras à déclarer sa persévérance dans le repentir. Regret mêlé de nostalgie et d’une ironie discrète qui tait ce qui le justifie pour ne pas ressembler à un jugement sévère ou à une affirmation tranchée, ce à quoi notre ami n’a de cesse de vouloir échapper.

Quant à sa nostalgie, elle tire les distances derrière elle et l’attente d’un lendemain lumineux prend les allures d’une aventure ou d’un risque entrepris. Il nous accompagne doucement vers ce qui nous est masqué dans le spectacle d’aujourd’hui, avec à la main des mots qui tendent à retrouver leurs significations premières, leur potentiel et leur ambiguïté, loin du flux d’ignorance et de confusion embrouillé de répétitions stériles. Son écriture est dans ce sens proximité et exil à la fois, s’y bousculent l’improvisation et la méditation, le naturel et l’artifice. Elle naît tantôt d’une blessure et tantôt d’une visite courtoise, ce qui fait de leur auteur, selon l’expression de Mahmoud Darwiche, « un marcheur sous la pluie… dans un autre hiver ».

Chemin faisant, il n’oublie pas que nous vivons deux temps : celui de l’événement et de la surprise, et celui des impressions, des passions et des jugements. Pour cela, il s’abstient de réduire les jours à des événements ou à des conflits de manière à réinventer le passé pour en faire une lutte sans fin qui compte les affrontements présents comme une réédition ou une conséquence des haines ancestrales. Et dans la rencontre des deux temps ou la distinction entre eux, le Liban va à la rencontre de l’Irak et de la Palestine, et la Palestine à la rencontre du Liban, Jebchit s’ouvre sur Beyrouth et Beyrouth sur Kfarchouba qu’un de ses fils, comme il me l’a raconté un jour, prit pour le nom d’un cadeau qu’il tenait à avoir.

Pour lui, la convergence est loin d’être un amalgame, même si les choses paraissent parfois autrement. La Palestine nous réunit pour le Liban dont la ruine n’apportera pas la prospérité à la Palestine. Et bien sûr, asseoir cette dernière au cœur de ses activités ne saurait être pour lui une manière de se dérober à ses préoccupations libanaises ou se soustraire à ses soucis irakiens. Et plus encore, leur rencontre le conduit depuis la fin des années soixante à une réconciliation réaliste entre la libanité et l’arabité, et qui s’est accélérée chez certains, comme nous avons pu le constater ces dernières années. Il a pourtant compris que toute réaliste qu’elle soit, cette réconciliation est restée fragile chez certaines forces politiques, échouant dans l’unification des Libanais derrière le projet de l’État et la reconstruction d’un pays qui ne serait pas la cible de projectiles perdus dans le jeu du destin, ni un terrain ouvert au duel, à la domination ou à l’exclusion. L’autre réconciliation, précoce chez lui, et qui au lieu d’avancer semble en récession chez bon nombre, consiste en une corrélation entre l’attachement à la communauté confessionnelle et l’allégeance à la communauté nationale.

Hani Fahs n’a jamais renié sa communauté comme l’ont fait certains de ses amis et compagnons de route sans qu’ils parviennent à s’en démêler ni à normaliser les rapports de ces communautés avec le Liban. Pourtant, cette allégeance n’ira pas jusqu’à partager les intérêts confessionnels réels ou supposés, refusant de se cantonner dans les liens primordiaux qui réduiraient cette communauté à un bloc homogène face à un autre bloc homogène, ce qui la pousserait à solliciter le chemin de la force. Il ne s’est jamais vu perdu dans les rangs de la masse, lui trouvant un synonyme qui dénote l’assujettissement et l’identification. Il fit preuve de forte résistance contre une discipline partisane qui réclame une subordination à laquelle il ne pouvait adhérer plus qu’elle embrasse les grandes causes et pratique la solidarité et le libre choix.

Face à cet alignement et la sécurité trompeuse qu’il procure, Hani eut recours au dialogue, surtout lorsque ce dialogue disparaissait sous le débris de paroles. Il s’en trouvera prémuni de cette suffocation et de cette stérilité destructrice. Et le dialogue n’est, pour lui, ni parure, ni costume, ni simple échange creux préparant ou retardant la négociation. Sayyid Hani ne se présente pas en amateur de polémique que certains politiciens ou journalistes exercent comme un sport national. À ce que je sache ou que j’ai vécu avec lui, il n’a jamais aimé polémiquer avec quiconque. Sa principale préoccupation était que la vérité sorte indifféremment de la bouche d’un autre ou de la sienne, aux dires de l’imam Chafei.

Nous faisons connaissance avec lui, et faire connaissance avec une personne comme Hani Fahs ne se réduit pas à une suite d’occasions ou de rencontres où nous le trouvons cerné d’interrogations jusqu’à se décrire comme un amas de questions mises bout à bout. C’est vrai que chaque question en appelle une autre, c’est ce que nous avons toujours enseigné à nos étudiants lors des discussions de mémoires ou de recherches, mais l’important, c’est de suspendre, quoique momentanément, les jugements de valeur, sinon on perdrait la curiosité, le sens de l’écoute et l’esprit de découverte. Cette suspension se prolonge avec Sayyid Hani plus qu’avec d’autres, surtout qu’il s’abstient de toute sévérité envers ceux dont il ne partage pas les vues, fidèle à l’injonction coranique « concurrencez-vous donc dans les bonnes œuvres. C’est vers Allah qu’est votre retour à tous, alors il vous informera de ce en quoi vous divergiez » (La Table Servie, al-Ma’ida, 48).

La visite à ce « Passé qui ne passe pas » ne nous apprend pas seulement que les interrogations encerclent Abu Hassan et le libèrent, mais que sa vie quotidienne est faite de questions et de dialogue. C’est ce qui paraît aussi sans ambages et sans détour quand il parle de sa femme, de ses fils et de ses filles, d’une manière inhabituelle chez ses congénères et chez ceux qui se croient plus modernistes ou plus ouverts que les autres. Tout comme son approche de la dualité des positions et leur signification dans les rapports sociaux, comme l’hésitation à saluer ceux qui se refusent à sa paix ou le choix du meilleur moyen de garder sa prestance sans sécheresse ni artifice.

Les pages noircies par Hani Fahs nous rapprochent d’espaces ou de temps qui nous paraissaient lointains. Et je n’hésite pas à dire qu’elles nous élèvent vers le haut, non pas vers les sphères de pensées ou les prises de position, mais vers le cheminement de la sincérité et la probité de sa vie et des beautés que nous avons goûtées ou que nous avons omis d’apprécier. Dans cette ascension vers une amitié d’amour qui va toujours en profondeur, me reviennent deux images du Sayyid dans le miroir de son père et de son fils. Le premier n’a jamais acheté quelque chose qu’à plus de son prix et n’a rien vendu qu’à moins de son prix, s’excusant souvent pour des offenses qu’il n’avait pas commises. Quant au fils qui lui a lancé un jour : indique-moi une mosquée où la politique ne domine pas le culte pour que je la fréquente, il lui apprend que la spiritualité qui s’emmêle de politique finira par se retourner contre elle-même et la hantise du religieux est une promesse d’incroyance.

Sayyid Hani prend aux siens et leur donne, et dans la largesse du don et la générosité du consentement, il dévoile à ses intimes la belle charge de son âme.

 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Un passé qui ne passe pas de Sayyid Hani Fahs, éditions Dar Almada, 262 p.
 
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