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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Yasmina Khadra, l’inédit des métaphores
Ce que le mot doit au fusil, ce que la noirceur des bottes militaires doivent à un pied de jasmin odorant, c’est à cela que tient l’univers de Yasmina Khadra. Celui que J.M Coetzee, Nobel de littérature, considère comme un écrivain majeur de la scène littéraire actuelle a un parcours atypique et un style fort d’images nouvelles.

Par Ritta Baddoura
2010 - 10

L’œuvre de Yasmina Khadra, traduite en 33 langues, a conquis un vaste public, remporté plusieurs prix, allant jusqu’à la consécration hors de l’archipel francophone : à sa sortie, Les Hirondelles de Kaboul fut nommé Meilleur roman de l’année aux États-Unis.  Ses romans tentent les cinéastes de l’Hexagone. Mais pas seulement : après que Hollywood eut acheté les droits de L’Attentat, Khadra a le sentiment que les diverses réécritures du scénario dénaturent le livre et confie au Libanais Ziad Doueiri l’adaptation prochaine sur grand écran. Sous un nom dont le féminin se pare de résonances « nature », il y eut d’abord le désert : le Sahara algérien fut le premier berceau de Khadra, né en 1955. De son père infirmier, il retient l’empathie envers les misères sans nom ; de sa mère nomade et conteuse, il s’imprègne du pouvoir de transmettre des histoires. Pour se distancier de l’autocensure liée aux longues années passées en habit militaire, pour glorifier le courage des femmes algériennes, il choisit les identités féminines et prend pour pseudo littéraire les deux prénoms de son épouse. Ainsi, lorsque Mohamed Moulessehoul prend sa retraite à quarante-cinq ans avec le grade de commandant, c’est au tour de l’armée de se mettre au service de sa plume : l’auteur puise dans cette tranche de vie inspiration et endurance pour écrire au présent ce qui fut de l’ordre du vécu pour lui au passé.

Yasmina Khadra écrit en français. Il a déjà publié en Algérie, signés de son vrai nom, nouvelles et romans en arabe. Lorsqu’il quitte l’armée et s’installe en France avec sa famille, sa plume est célèbre et son mystère, de femme arabe dénonçant d’un style volcanique et sans concession les radicalismes des sociétés orientales, reste entier. En 2001, Yasmina Khadra publie chez Julliard L’Écrivain et révèle dans un entretien au Monde des Livres sa véritable identité. Son succès va alors être attaqué suite à la polémique sur le rôle de certains éléments de l’armée algérienne dans les massacres qui ébranlent l’Algérie. Yasmina Khadra doit alors se prononcer sur l’activité du commandant Moulessehoul et découvre du même coup les autres facettes, cruelles et désolantes, du milieu littéraire français. Sans renier l’institution à laquelle il a appartenu, il continuera à croiser le danger de dire et d’écrire ce qui détruit son pays. Il planera au dessus des accusations noires tel un aviateur, et pour cause : il a, depuis l’adolescence, élu Saint-Exupéry pour modèle et protecteur.

Khadra, commandant de l’armée ou pas, ne saurait rester à l’abri des guerres. C’est qu’il a un style unique : on peut aimer ou pas, mais on ne peut qu’être troublé par une fougue magnifiée et brute, un langage à l’aise autant en poésie que dans le franc-parler cru et dans l’expression de la logique interne de personnages aux psychologies diverses, ultra-adaptées ou marginales. L’écriture de Khadra est une fourmilière de métaphores : les images et expressions éclaboussent la bienséance de la langue et les attentes du lecteur, même averti, de surprises inédites! Oui, l’inédit de la mise en mots est le propre de Yasmina Khadra, ainsi que la force de donner la parole aux personnages. Il construit un roman dense et complexe de ce qui pour d’autres ne ferait matière que pour un demi-chapitre. Il creuse avec patience les situations, les dialogues, et va avec ses personnages jusqu’au bout de l’enfer. Khadra fait appel aux éléments de la nature, de la religion, de la politique, de l’économie ; bref de tout ce qui structure les sociétés tel un marionnettiste habile devinant la portée et le rôle du plus petit fil. Il puise dans la réalité contemporaine sans tricher, et s’occupe à mettre en scène ce qui est le plus tabou et du coup le plus actif dans les mentalités et qui fonde les ségrégations les plus extrêmes.

Dans son dernier roman L’Olympe des infortunes, il raconte le quotidien de marginaux et de clochards, dieux déchus d’une civilisation rongée par la corruption, l’isolation, la surprotection civile, la haine et la phobie de l’autre. Ces Horr, ne devant « rien à personne et n’attendant rien de personne », ont pour chez-soi un terrain vague délimité par un dépotoir et la mer. L’Olympe est une sorte de voyage initiatique, marqué aux fers d’une société terrorisante et sans merci, dont le dépotoir devient l’alter ego, la pellicule au négatif. Dans leur folie, leur misère, leur luxe malodorant, leurs amitiés et amours passionnelles balayant les frontières des rôles et des générations, les dieux du dépotoir sont de fragiles philosophes, en prise à chaque instant avec la vie et la mort. Au fil du récit, ils affronteront chacun leurs propres limites et auront à regarder en face leur vérité. Khadra sait montrer les jeux et les manipulations que déploie l’être pour parer à sa solitude, ses échecs, ses hontes et ses secrets : il sait montrer les stratagèmes que tout être est prêt à déployer pour s’assurer un lopin de pouvoir. Khadra assène d’impitoyables morsures au déni et à l’illusion d’un monde meilleur. Et au milieu de tout cela, il y a soudain l’effroyable et l’insoutenable de ce que l’on a tout fait pour cacher ; il y a soudain la beauté foudroyante d’un instant éphémère qui peut, si on s’y arrête, nous sauver.

 

*Une rencontre avec Yasmina Khadra, animée par Gérad Meudal, aura lieu le 30 oct. à 18h à l’Agora. Une signature suivra à la Librairie Antoine.

 
 
© E. Robert-Espalieu
Khadra sait montrer les jeux et les manipulations que déploie l’être pour parer à sa solitude, ses échecs, ses hontes et ses secrets
 
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