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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Jad SEMAAN
2009 - 07
Le premier tome de L’histoire du théâtre, des hommes et des œuvres, de Roger Assaf, est paru en arabe à l’automne 2008. Il porte sur la tragédie grecque et sur la comédie antique. Réparti en dix-neuf «?temps?» qui forment autant de parties, cet ouvrage à dimension encyclopédique est sans doute le premier au monde qui s’attarde sur les hommes et les œuvres qui ont marqué l’histoire universelle du théâtre, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, sans être européo-centré, puisqu’il embrasse aussi le théâtre du monde arabe et celui de l’Asie. L’ouvrage sera traduit en plusieurs langues, dont le français.

Il a fallu deux ans à l’auteur pour établir le plan et trois années de travail de bénédictin pour rassembler les textes. Pourquoi cet édifice? «?Il n’existe pas d’histoire universelle du théâtre, explique Assaf. Les seuls ouvrages dont nous disposons s’intéressent exclusivement au théâtre européen. Les références en arabe sur le théâtre et les références sur le théâtre dans le monde arabe manquent tout autant. Une des motivations de cette écriture est de restituer aux formes non occidentales de théâtre leur place et leur importance.?» Ainsi les œuvres des théâtres japonais, chinois, américain ou indien trouvent leur place dans ce monument.

Le prochain tome, à paraître en juillet prochain, s’intéressera aux théâtres d’Asie (le théâtre sanskrit, le théâtre chinois, l’opéra chinois, le théâtre japonais, le nô, le kabuki, le théâtre d’ombres), ainsi qu’au théâtre médiéval en Europe. S’il devait retenir un auteur, Roger Assaf choisirait Euripide (à qui il consacre 55 pages), «?parce qu’il est à la fois passionné, lucide et angoissé?».

À l’approche de ses 70 ans (né en 1941 au centre-ville de Beyrouth, où il a grandi et qu’il a vu se faire mutiler, un temps par la guerre, un temps par les promoteurs immobiliers), Roger Assaf a été récompensé du Lion d’or à la Biennale de théâtre de Venise, en octobre 2008. «?Cette récompense a apporté à mon travail une sorte de reconnaissance internationale, dit-il, car mon travail n’est pas seulement artistique mais aussi culturel et politique. Mon théâtre est au service d’une pensée, axée sur la démocratie, la tolérance et la diversité.?»

De sa participation à la commune de Mreijé en 1975, jusqu’à la fondation de l’association Shams en 1999, vouée aux jeunes créateurs et à la solidarité interconfessionnelle, Assaf a toujours préféré l’engagement sur le terrain. Il commence sa «?lutte contre l’injustice, pour la solidarité et la liberté, qui sont les principes à partir desquels on peut construire une société plus juste?», dans les rangs de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), la poursuit en s’engageant aux côtés de la gauche libanaise pendant les années 1970, puis aux côtés du Liban-Sud et de «?ceux qui le représentent aujourd’hui?». «?C’est parce que j’étais chrétien que j’ai été vers les couches populaires qui étaient en majorité musulmanes et propalestiniennes, raconte-t-il. Ce qui m’a amené à partager la vie de la banlieue et celle des camps palestiniens, où régnait l’injustice sociale.?»

En 1968, Assaf est le cofondateur de l’Atelier d’art dramatique de Beyrouth qui ouvre la voie à un théâtre professionnel d’expression exclusivement arabe et à vocation largement populaire. «?En ce temps-là, le cœur de Beyrouth battait au rythme des salles de cinéma (Roxy, Dounia, Radio City, Rivoli – où il ne rate pas un film, en gardant une préférence pour les comédies musicales), des librairies, des bordels, des souks et du théâtre Farouk, le seul de la capitale?», se souvient Roger Assaf. La future grande figure du théâtre libanais découvre les pièces de Hassan Ala’eddine (dit Chouchou), Citizen Kane, «?le film?» selon Assaf, Moby Dick et Singing In The Rain, dans ce centre-ville dont plus rien ne subsiste. Ces années de jeunesse expliquent son acharnement contre «?l’urbanicide?» (terme d’actualité à l’heure où la place des Martyrs, au lieu de se muer en Central Park, en un lieu de rencontre, est écrasée sous de nouvelles tours). Ayant découvert Brecht avec Jalal Khoury, il s’en inspire dans certaines mises en scène?: La Grève des voleurs de Oussama el-Aref, en 1969, et surtout dans Akh ya Baladnâ, adaptation très libre de l’Opéra de quat’sous, en 1973, avec Chouchou.

Professeur d’art dramatique à l’Institut des beaux-arts de l’Université libanaise depuis 1977, il crée cette année-là la troupe al-Hakawâti. Deux de ses spectacles, Hikayat 36 et Les jours de Khiyam, connaissent un succès local et international tel qu’il est reconnu comme l’un des plus importants animateurs d’un théâtre arabe socialement et politiquement engagé. Il faut dire que le théâtre de Assaf se base sur un travail d’investigation de la mémoire collective liée aux guerres qui se sont succédé au Liban depuis le début du XXe siècle, et sur une assimilation des formes et des techniques du conteur arabe.

En 1993, Roger Assaf crée à Beyrouth La mémoire de Job à partir d’un texte d’Élias Khoury. Dans le désarroi de l’après-guerre et de la paix incertaine, avec Samar (Paris, 1996) et Jardin Public (Beyrouth, 1997), la scène devient un lieu d’interrogation inquiète sur l’apparente futilité du théâtre et sur l’impossible et nécessaire dialogue entre les hommes et les communautés.

«?Jardin Public est ma pièce la plus accomplie?», dit-il. Jnaynet el-Sanayeh a été jouée jusqu’en 2005, au Liban et à l’étranger. Dans Juin et les mécréantes de Nadia Tuéni (1996), al-Mayssane (Festival de Beiteddine, 1998), Lucy la femme verticale d’Andrée Chédid (2001), une adaptation d’En attendant Godot (2003) et La Porte de Fatima (2006), ce n’est plus la guerre qui est le sujet de son théâtre, mais l’état de guerre d’une société qui s’interroge sur son devenir. «?Nous vivons toujours en guerre ou entre deux guerres. C’est tout l’univers moral de ces gens qui est en jeu. Leur vie, leur culture, leur mémoire, tout est menacé de destruction?», explique l’homme aux yeux qui brillent de mille jeunesses.

À quoi Roger Assaf attribue-t-il la pénurie de l’écriture théâtrale au Liban? «?Ce n’est pas un problème propre au théâtre libanais. L’écriture dramatique est devenue décalée par rapport au langage moderne lié au développement du langage corporel et à celui de l’audiovisuel.?»

Le Liban d’aujourd’hui embrasse-t-il les rêves du jeune soixante-huitard qu’il fut? «?Je me suis battu pour que survive une certaine idée du Liban, celle de la diversité, de l’enrichissement mutuel par la solidarité, non pas celle du consensus national qui est une foutaise. Ce rêve n’en est pas un parce que je l’ai toujours vécu dans des espaces qui n’avaient pas toujours la même dimension. Actuellement, cette dimension est de plus en plus réduite à des options individuelles. Je n’ai jamais senti que le théâtre que je pratiquais était différent de l’espace libanais dans lequel je vis.?»
 
 
D.R.
« Mon théâtre est au service d’une pensée, axée sur la démocratie, la tolérance et la diversité. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Les Invités de Pierre Assouline, Gallimard, 224 p.
 
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