FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Bande dessinée
Obsédante Beyrouth


Par Alexandre MEDAWAR
2013 - 09
1996, Beyrouth, bureau de la rédaction de L’Orient-Express, défunt supplément mensuel socioculturel du quotidien L’Orient-Le Jour. Mazen Kerbaj, 21 ans, livre sa bande dessinée du mois. Samir Kassir et quelques membres de la rédaction la lisent… la relisent. Il y est question de Madame Aboudneir et des frasques de quelques jeunes Libanais naïfs et désabusés. Nous rions. Le caractère potache du jeune Kerbaj, encore étudiant en publicité à l’ALBA et nourri au sein par des revues des bandes dessinées post-soixante-huitardes françaises (Hara-Kiri, Pilote, Métal Hurlant, Fluide glacial…), font de ces cases colorées un moment de légèreté dans la lecture parfois exigeante du mensuel. Réputé pour sa qualité rédactionnelle, L’Orient-Express ausculte en profondeur, avec humour, sens critique et esprit, la société libanaise de l’après-guerre. Beyrouth au quotidien, sa vie nocturne, ses transformations incessantes sous les coups des pelleteuses et son théâtre politico-financier y tiennent une place particulière, centrale même. Beyrouth est la femme qui est dans le cœur des jeunes rédacteurs de la revue, nombreux à avoir été exilés ou fixés dans une périphérie pendant la guerre. Amante pour les plus âgés, mère pour les plus jeunes. Kerbaj est de ceux-là.

2013. Lettre à la mère sort en librairie. L’obsession de Beyrouth est intacte, quoique plus mûre et développée en différentes variations. Kerbaj, entre ces deux dates, s’est fait un nom. Beyrouth, juillet-août 2006, sa chronique sur la guerre, a été publiée par l’Association, une maison d’édition cofondée par Jean-Christophe Menu qui a eu le flair de soutenir très tôt Marjane Satrapi et son Persepolis. Lettre à la mère est édité par le même Menu, à l’Apocalypse, sa toute nouvelle maison d’édition. L’ouvrage est beau et de qualité. Son contenu rassemble des inédits (Mon nuage, Toi et moi, Flap flap blues) et des histoires parues dans des revues internationales, dont le Monde diplomatique en bande dessinée. Beyrouth y affleure à chaque page. Cadre invisible d’une déclaration d’amour, de battements d’ailes ou de bavardages incessants, point de départ et de retour, point de vue d’un horizon maritime infini sur lequel vague un bateau sans destination, lieu de la mémoire, espace architectural, ruine de la guerre, la ville permet l’observation. Ciel, nuages, oiseaux, immeubles, gens… et la mer sont autant de motifs récurrents, repris, mis en boucle, transformés, triturés et mis en notes au rythme des cases qui se succèdent. Au tumulte, au désordre et au bruit constant de Beyrouth et de ses habitants, s’oppose le calme apaisant du ciel et de l’horizon maritime. Points focaux, le nuage et le navire, perdus au loin dans l’immensité du ciel et de la Méditerranée, sont déclinés en plusieurs histoires – et autant de variations graphiques – qui disent le désir de s’échapper de cette ville qui dévore l’espoir.

Kerbaj, qui poursuit en parallèle une carrière de trompettiste et donne dans l’improvisation contemporaine sur le modèle du free jazz, utilise abondamment la métrique musicale, la variation sur un même thème et l’amplification sonore dans son œuvre graphique. Cette relation entre le son et l’image est tellement évidente dans Les gens qui parlent, on est presque assourdi à sa lecture. Mais c’est certainement dans l’inédit Mon nuage – il mériterait une édition à part – que la maîtrise de Kerbaj pour l’improvisation et l’expérimentation éblouit. À partir de gouttes d’encre qu’il fait danser sur des feuilles d’acétate, il raconte l’histoire de son histoire. Son nuage est son désir inconscient de fuite pour se détourner de celle qu’il ne nomme pas, Beyrouth.

Entre l’ouverture et la fermeture de Lettre à la mère, des nuages blancs sur fond bleu barré par une tour inachevée de sinistre mémoire et un bateau perdu flottant au-dessus d’un sombre abysse, la couverture condense le propos sur Beyrouth, la ville, la mère, entre ciel et mer. Kerbaj voudrait la savoir morte. Leur relation œdipienne lui pèse. Il ne sait comment s’en défaire. Il l’aime et ne peut la tuer. Alors, il la chante.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
LETTRE À LA MÈRE de Mazen Kerbaj, l'Apocalypse éditions, 2013.
 
2020-04 / NUMÉRO 166