Par Propos recueillis par Tarek Abi Samra
2019 - 07
Hazem Saghieh
est l’un des critiques les plus virulents des idéologies anti-impérialistes qui
prolifèrent dans le monde arabe depuis un peu moins d’un siècle. En effet,
selon cet écrivain libanais et ancien éditorialiste au quotidien al-Hayat,
toutes ces idéologies, qu’elles soient d’inspiration nationaliste, marxiste ou
islamique, sont sous-tendues par une pensée réductionniste et binaire selon
laquelle l’Autre serait le foyer de tout mal et le Moi la source de toute
pureté. Pour Saghieh, cette forme de pensée se cristallise souvent en une
doctrine du salut qui, en promettant un avenir radieux après la victoire
définitive sur l’ennemi – Israël, l’Occident, le capitalisme, etc. –,
camoufle les complexités de la vie politique et se trouve, de ce fait, impuissante
à rendre compte du réel.
Né en 1951,
cet essayiste au style souvent sarcastique fut lui-même envoûté par les
doctrines du salut panarabistes et gauchistes, ceci dès sa première
adolescence. Ainsi, des années 1960 jusqu’aux années 1980, il aura été tour à
tour nassériste, nationaliste syrien, marxiste puis khomeyniste avant de rompre
avec «?toutes les formes de la pensée totalitaire?» et de se tourner vers le
libéralisme politique, positionnement qui est toujours le sien.
Dans Ceci
n’est pas une autobiographie, traduit en français par Samy Dorlian, Hazem
Saghieh revient sur cette période mouvementée de sa vie pour dresser un
portrait hautement satirique de lui-même en tant que jeune intellectuel
fourvoyé et dont le cerveau est constamment sur le point d’exploser tant il est
gorgé de chimères idéologiques. Rencontre avec l’auteur à l’occasion de la
parution de cette traduction.
Le parcours
personnel que vous relatez ressemble moins à des transitions successives d’une
idéologie à une autre qu’à un voyage à travers des mythologies, des légendes,
des illusions. C’est comme si les grandes idéologies qui ont dominé dans le
monde arabe étaient tellement dépourvues de contenu politique véritable…
Paradoxalement,
notre activité politique s’exerce à l’encontre de la politique proprement dite.
Car faire de la politique sans prendre l’État-nation comme point de départ
revient à jouer au football avant de tracer le terrain. Je ne parle ni du
chauvinisme ni du patriotisme, je dis seulement que les idéologies modernes qui
ont été dominantes chez nous, comme le nationalisme arabe ou le marxisme, ont
complètement refusé, voire ignoré le principe même de l’État-nation.
Pour
contextualiser, il faudrait évoquer les deux grandes conceptions de la nation
qui s’étaient cristallisées lors du conflit franco-allemand sur
l’Alsace-Lorraine?: la théorie allemande qui définit la nation par l’unité de
la langue et de la race, et la théorie française qui fait reposer la nation sur
la volonté d’un peuple de constituer une entité politique.
Quand la
France et le Royaume-Uni ont mis en place le système des mandats et nous ont
casés dans ces compartiments que sont les États-nations, nous aurions pu alors
adopter le modèle français de la nation, qui est plus démocratique et plus
progressiste car il garantit la prééminence de l’État sur la nation. Nous
aurions donc pu développer des allégeances à ces États, à ces pays nouvellement
créés, mais nous nous sommes implicitement alignés sur le modèle allemand qui
donne la prééminence à la nation et avons, par conséquent, refusé les États en
place.
Quelles en ont
été les conséquences??
Ce refus a
régenté la conscience politique arabe moderne et a entraîné une rupture avec la
réalité, ce qu’illustre parfaitement le fait de faire de la politique dans un
pays dont tu ne reconnais pas la légitimité. C’est l’une des raisons qui a
rendu notre pensée politique moderne si marginale, incapable de remplir le vide
que les allégeances communautaires et confessionnelles sont venues combler lors
d’une étape ultérieure. Malgré leur caractère dégénérescent et arriéré, ces
allégeances répondent à de vrais intérêts et sont beaucoup plus en contact avec
la réalité.
Par ailleurs,
du fait que nos expériences politiques sont demeurées coupées de leurs racines
étatiques, notre interaction avec la pensée politique moderne a été
superficielle. En France ou en Italie par exemple, on avait assisté à un
enrichissement mutuel entre la pensée marxiste et une certaine élite
intellectuelle. Hormis quelques rares cas, ce phénomène n’a pas eu d’équivalent
chez nous car notre rapport à la pensée occidentale a été non-critique.
Que ce soit
vous ou des personnes que vous avez connues, les exemples de jeunes subjugués
par la politique abondent dans votre livre. Qu’est-ce qui explique ce degré
extrême de politisation??
J’ai tendance
à distinguer entre deux types de société. D’une part, celles qui possèdent une
vie politique et où, de ce fait, les citoyens ne sont généralement pas très
politisés et ne parlent pas trop de politique?; c’est le cas, par exemple, des
démocraties occidentales. Et d’autre part, les sociétés qui, comme les nôtres,
sont privées de politique, mais où le degré de politisation est très élevé. Si,
chez nous, la politique est tellement prégnante dans nos conversations, c’est parce
qu’elle sert de déversoir à beaucoup de choses qui ont peu de rapport avec
elle. Tes conflits avec d’autres personnes, tes conflits avec tes parents, ton
désir inconscient de tuer le père, la frustration ressentie par les jeunes…
tout cela trouve un exutoire dans la politique. Et je pense que pareil degré de
politisation est nocif, car il entrave l’interaction de l’individu avec
beaucoup d’autres choses qui sont plus vastes que la politique, plus belles,
plus enrichissantes.
Ce qui aggrave
encore le problème est le fait que le milieu familial, au lieu de transmettre à
un jeune une tradition politique (conservatrice, libérale, de gauche, etc.)
dans laquelle il pourrait s’inscrire ou contre laquelle il pourrait se
rebeller, lui inocule des allégeances confessionnelles, tribales et
communautaires. Se purifier plus tard de ces dernières lui demandera beaucoup
de temps et d’effort.
Pourquoi
avez-vous mis si longtemps à rompre avec les idéologies que vous considérez
maintenant comme des illusions?? Et comment cette rupture s’est-elle faite??
Dans ma
jeunesse, j’avais peut-être exprimé avec plus d’acuité une certaine aspiration,
un certain désir propre à ma génération, celui d’être radical, d’être quelqu’un
qui s’oppose à tout ce qui est commun et conventionnel. Et je crois que la
grande gifle que j’ai reçue – même si ses effets ont tardé à se
manifester – a été la «?guerre de deux ans?» (les deux premières années de
la guerre civile libanaise). Elle nous a révélé deux choses essentielles.
Premièrement, que l’impossibilité d’unir les composantes de la société
libanaise – les chrétiens et les musulmans – en une seule entité rend
également impossible la création d’une entité plus large qui comprendrait, par
exemple, les nations arabes. Deuxièmement, que détruire l’État ne permet à rien
de meilleur d’émerger du sein de la société. Je parle spécifiquement de l’État
libanais d’avant la guerre et non pas des régimes totalitaires comme ceux de
Saddam ou d’Assad. Car, en fin de compte, l’État libanais d’avant 1975 était plus
ou moins acceptable. Malgré les très nombreuses réserves qu’on peut émettre sur
lui, ce n’était pas un État tyrannique et il ne bloquait pas la vie politique.
Le changement par le moyen de la politique était alors possible. La destruction
d’un tel État a eu pour effet que la violence dont il canalisait une partie par
le moyen de ses institutions a explosé dans les rues où elle a atteint son
apogée. Alors s’est brisée notre image idéalisée de nous-même, l’image selon
laquelle nous n’étions pas sectaires puisque nous croyions que c’était les
autres, l’État, la bourgeoisie, le colonialisme qui nous avaient rendus ainsi.
Vous racontez
votre passé avec beaucoup de détachement et de dérision. Cela ne camoufle-t-il
pas certains aspects essentiels de l’expérience que vous avez vécue??
Je m’étonne
toujours d’entendre quelqu’un dire qu’il est fier de son passé, de son parcours
personnel. Moi, je ne le suis pas. Lorsque je me rappelle la personne que je
fus, je trouve qu’elle ne ressemble guère à ce que je suis actuellement. Je
pense que cette rupture avec ce qu’on a été – c’est-à-dire procéder à une
véritable autocritique, s’arrêter et se dire?: je ne suis plus tel que
j’étais – est quelque chose de sain. Car se présenter comme une continuité
est un compromis avec l’erreur. Je ne prétends pas être dans le vrai
maintenant, mais je pense que suis plus proche de la réalité. Une personne
capable de justifier toutes les étapes de son passé possède une représentation
tuméfiée de son propre Moi?; c’est une personne qui peut défendre tout ce
qu’elle aurait pu faire durant sa vie, et rien ne peut donc lui permettre de
s’approcher de la vérité.
Nous nous
étions trompés. Point à la ligne. Pas besoin d’excuses. Nous étions étourdis,
et nos étourderies ont peut-être coûté des vies. Certains combattants avaient
peut-être lu des choses que moi ou d’autres avions écrites.
Qu’est-ce qui
vous assure que vos opinions politiques actuelles ne relèvent pas, comme jadis,
du domaine de l’illusion??
J’admets que
je peux être dans l’erreur comme auparavant. Il y a cependant deux différences.
Tout d’abord, les idées que je défends n’ont pas encore été essayées dans notre
région, contrairement au nationalisme arabe, au socialisme et à l’islam
politique. Nous n’avons encore jamais vécu une expérience libérale et
démocratique. La pensée libérale ne présente aucune solution définitive, mais
elle fournit des outils qui permettent de progresser lentement, en résolvant
une difficulté après l’autre. Pour cette pensée, la vie elle-même pose problème
et je dirais que seul un mur ne rencontre jamais de problème.
À l’opposé de
cette vision, les idéologies dominantes dans le monde arabe sont des doctrines
du salut qui promettent le paradis sur terre après la levée d’un seul et grand
obstacle?: la fragmentation colonialiste de la nation pour le panarabiste, la
bourgeoisie pour le marxiste, l’influence occidentale pour l’islamiste, etc.
Les jeunes se passionnent souvent pour ces doctrines réductionnistes. Il est
par contre bien plus difficile de les convaincre des vertus de la vie
démocratique, car celle-ci souffre de beaucoup de problèmes et n’est jamais
exempte de la corruption. Dire à un jeune qu’il faut lutter contre cette
corruption dans le cadre d’un processus politique le séduit beaucoup moins que les
exhortations à renverser tout l’ordre social.
La seconde
différence, c’est que je ne défends plus mes idées avec la même véhémence et le
même militantisme. Ah, si seulement vous pouviez lire ce que j’écrivais vers la
fin des années 1970, mes louanges dithyrambiques de la résistance
palestinienne, du Mouvement national libanais et de la révolution iranienne?!
Du reste, sur qui peut-on écrire de cette manière à présent?? D’Angela Merkel??
Peut-on, par exemple, dire?: Angela Merkel, notre guide vers la gloire??
Ceci n’est pas
une autobiographie?: les vicissitudes du Proche-Orient arabe à travers le
parcours d’un intellectuel libanais (années 1950-années 1980) de Hazem Saghieh,
traduit de l’arabe par Samy Dorlian, L’Harmattan, 2019, 176 p.