Par Nadia Leila Aissaoui
2018 - 03
Lors de la
commémoration en juillet 2017 du 75e anniversaire de la rafle du Vel’ D’hiv (la
plus grande arrestation massive de juifs en France pendant la Seconde Guerre
mondiale) à laquelle était convié pour la première fois un responsable
israélien, le président français Emmanuel Macron a conclu son discours ainsi :
« Cher Bibi, nous ne cèderons rien à l’antisionisme car il est la forme
réinventée de l’antisémitisme. » C’est sous forme d’essai que l’historien
Dominique Vidal répond au propos du président qu’il qualifie d’erreur
historique et de faute politique.
Â
Votre essai est une
réponse à Emmanuel Macron. Que dit sa phrase ? Et pourquoi l’a-t-il prononcée ?
Â
Le discours de Macron
était pertinent et constituait une explicitation de celui de Chirac en 1995
quant à la reconnaissance de la nature de la responsabilité de l’État français
dans la déportation des juifs de France. Tout à coup, il prononce cette phrase en
s’adressant sur un ton intime à son invité, bien qu’Israël n’ait strictement
rien à faire dans cette histoire. Je ne m’aventurerai pas à chercher des
explications quant aux motivations du président. Toutefois, une telle
affirmation constitue une erreur historique totale et une faute politique aux
conséquences dangereuses. Une erreur historique, car elle nie l’histoire des
juifs et leur rapport au sionisme. Pour rappel, ce dernier avait pour visée de
créer un État juif. Or la majorité des juifs était opposée jusqu’en 1939 à un
tel projet, en Palestine ou ailleurs. Du reste, une grande partie des juifs
européens qui se sont rendus illégalement en Palestine après la Deuxième Guerre
mondiale, puis à partir de 1948 en Israël, l’a fait par « défaut » plutôt que
par choix sioniste. Ces survivants de l’Holocauste ne pouvaient pas retourner
en Pologne par exemple, ni s’exiler aux États-Unis qui depuis les années 1920
n’accordaient plus de visas. Même chose concernant les juifs arabes qui sont
arrivés plus tard en Israël, et qui étaient soit chassés par les gouvernements
arabes, soit importés par les responsables israéliens en quête de main-d’œuvre
et de chair à canon. Quant à ceux provenant de l’Union soviétique, ils
envisageaient de transiter par Israël pour se rendre en Occident. Ils furent
piégés car Isaac Shamir, Premier ministre de l’époque, avait conclu des accords
avec les Occidentaux pour ne pas leur accorder de visas… Au final, nous avons
aujourd’hui 15 millions de juifs dans le monde, dont un peu plus de 6 millions
en Israël. Faut-il donc considérer ceux qui n’ont pas désiré s’installer en
Palestine à partir de 1897 à l’appel des sionistes, ou qui critiquent les
gouvernements israéliens, comme des antisémites car antisionistes ou peu
concernés par cette idéologie ? Concernant la dimension politique, il s’agit
d’une faute qui ouvre la porte à une dérive liberticide en France. Le président
du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) appelle de
ses vœux une loi criminalisant l’antisionisme. Cela risque de créer un délit
d’opinion sans précédent depuis la guerre d’Algérie, et qui est en
contradiction avec la constitution de la Ve République, la Déclaration des
droits humains et les conventions européennes concernées.
Â
Y-a-t-il un risque
de voir voter une telle loi ?
Â
Je ne le pense pas. Ni
le président, ni le gouvernement, ni le Parlement n’auraient intérêt à prendre
une telle décision. De toute façon, le Conseil constitutionnel ne la laisserait
pas passer. Dans notre pays, les lois protègent la liberté de parole, sauf
concernant les propos racistes, antisémites et négationnistes des génocides et
des crimes contre l’humanité. Il faut aussi rappeler que, contrairement à ce
que répand la propagande israélienne et celle du CRIF, il n’existe aucune loi
en France criminalisant le boycott d’Israël tel que proposé par la campagne
« Boycott Désinvestissement Sanctions » (BDS). À mon sens, tout ceci participe
de campagnes d’intimidation. C’est un chantage destiné à faire taire toute
critique contre Israël. Le danger de cette situation c’est la confusion
entretenue, qui peut nourrir l’antisémitisme, notamment en faisant croire que
les lobbys juifs ont une main sur la politique française.
Â
Certains évoquent
une montée de l’antisémitisme en France. Quelle est la situation actuellement ?
Il est clair, chiffres
à l’appui, que l’antisémitisme en France a nettement reculé après la Deuxième
Guerre mondiale. Cela ne signifie pas que les préjugés antisémites n’ont pas la
dent dure, ni qu’il n’y a pas d’antisémitisme parmi les populations musulmanes.
Mais ce n’est pas la caractéristique qui définit la France ou ses populations
issues de l’immigration. Les statistiques montrent que 89% des Français
trouvent que les juifs sont des Français comme des autres, soit une proportion
supérieure de 8 points observée pour les musulmans et de 30 points pour les
roms. Par ailleurs, concernant les actes de violence antijuives, nous en avons
observé une poussé au début des années 2000 (en écho à ce qui se passait en
Palestine lors de la seconde intifada). Depuis, un recul net a été enregistré.
Les actes anti-arabes ou antimusulmans qui avaient à leur tour connu une
poussée en 2015 (suite aux attentats de Charlie Hebdo, du Bataclan et de
l’Hyper Cacher) ont également régressé. Ce qui a changé, en revanche, c’est que
les actes anti-juifs sont devenus plus violents. Pour la première fois depuis
1945, des personnes ont été tuées parce que juives.
Â
Parlons de la
Palestine. Comment comprendre les paradoxes entre les développements sur le
terrain aujourd’hui et la passivité des capitales internationales ?
Â
Je crois que les
dirigeants occidentaux ne mesurent pas assez la gravité des politiques
israéliennes. Netanyahou a formé après les élections de 2015 une coalition avec
l’extrême droite. Elle a voté, entre autres, une loi qui légalise l’annexion de
terres palestiniennes privées (les non-privées étant déjà annexables ou
annexées). On passe donc de la colonisation des territoires occupés en 1967 Ã
l’annexion. Si nous ajoutons à cela la décision du président américain Trump concernant
Jérusalem, nous nous trouvons devant un processus qui rend caduque la solution
des deux États. Reste celle d’un apartheid assumé dont les architectes
affichent le refus d’octroyer aux Palestiniens des droits politiques, notamment
celui du vote. Paradoxalement, il y a un grand écart entre cette situation
désastreuse sur le terrain et la reconnaissance internationale de la Palestine.
Il faut rappeler qu’au cours des dernières années, elle a été reconnue par les
Nations-unies, a adhéré à l’UNESCO et à la Cours pénale. De plus, les votes de
routine à l’assemblée générale de l’ONU sur le droit à l’auto-détermination,
montrent l’isolement d’Israël et des États-Unis. Le dernier vote a été de 176
voix contre 6 (dont Israël, les USA, le Canada et les îles Marshall).
Â
D’où la quête du
gouvernement israélien de nouveaux alliés, y compris l’extrême droite
européenne ?
Â
Je pense que ce
gouvernement est prêt à tout pour sortir de l’isolement cité. Il accélère la
colonisation, criminalise là où c’est possible les critiques à son égard et
tente des alliances avec des personnalités comme Orban en Hongrie qui fait
l’éloge de figures fascistes, des négationnistes tels que Morawiecki en Pologne
et des formations d’extrême droite en Autriche et aux Pays-Bas. Évidemment que
la haine commune des musulmans les rapproche, mais c’est surtout la peur de
l’isolement et la quête de relais en Europe qui motive cette démarche. Il faut
ajouter que ce « flirt » rappelle certaines expériences historiques du
sionisme, en Russie (en début du siècle dernier), en Allemagne ou en Italie
(dans les années 1930), où des représentants du mouvement sioniste et parfois
de son aile droite avaient tenté des accords avec les autorités fascistes,
nazis et antisémites pour faciliter l’immigration de juifs d’Allemagne ou de
Russie vers la Palestine.
Â
Une conclusion ?
Â
Je dirais que seule
une intervention/pression massive de la communauté mondiale serait susceptible
d’ouvrir un chemin vers la paix en Palestine et, à long terme, dans le
Moyen-Orient, permettant d’assécher le terreau du terrorisme et des nouvelles
formes d’antisémitisme en Occident.Â