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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Habib Abdulrab Sarori, son Yémen, ou l’Arabie malheureuse


Par Katia Ghosn
2017 - 06
Habib Abdulrab Sarori est un auteur yéménite, né à Aden en 1956. En 1998, il s’installe en France où il poursuit des études en intelligence artificielle, une spécialité à l’intersection entre l’informatique et les mathématiques appliquées. Il enseigne actuellement comme professeur des universités à l’Institut national des sciences appliquées (INSA) de l’Université de Rouen. Après avoir publié un premier roman, La Reine étripée (1998), écrit en français, il choisit l’arabe comme langue d’écriture littéraire et publie huit romans dont Ṭa‘ir el-kharab (« L’oiseau des ruines », Riaḍ el-Rayyes, 2011), Ṭaqrir al-hudhud (« Le rapport de la huppe », Dar al-adab, 2012) et Ḥafid Sindibad (« Le petit-fils de Sindbad », Dar al-Saqi, 2016). Il est également auteur de plusieurs essais et nouvelles. La traduction par Hana Jaber de Ibnat Suslov (Dar al-Saqi, 2014) vient de paraître chez Actes Sud sous le titre La Fille de Souslov. Fille d’un dirigeant socialiste surnommé Souslov, Fātin (la charmeuse), appelée également Ḥāwiya (Abyssale), fuit le Yémen du Sud et se réfugie à Sanaa, grande ville du Nord, auprès de l’Imam al-Hamadani dont elle devient l’amante, et épouse son fils l’imam Omar. C’est là que ‘Amrān reconnaît dans Āmat al-Raḥmān (l’esclave du Miséricordieux), devenue une prédicatrice salafiste, son amour d’enfance. Fille de tous les excès et de toutes les contradictions, la fille de Souslov retrace l’histoire contemporaine du Yémen. Enlisé depuis 2014 dans une guerre civile interminable, envenimée par l’ingérence des puissances régionales – Iran et Arabie saoudite –, le Yémen ressemble aujourd’hui selon les mots de Sarori à « une prison funèbre à ciel ouvert » (Libération, 10 mars 2017). Le rêve du narrateur, celui « d’assister de ses propres yeux à l’aube du socialisme et au crépuscule du capitalisme », est balayé par un pessimisme désabusé lié au délitement du Yémen, ravagé par les guerres et le fanatisme religieux.

Les deux facettes de Hāwiya (hawā/passion et hāwiya/abîme) sont-elles indissociables ?

Au départ, je voulais intituler le roman « Hāwiya » ; la traduction de ce mot s’est révélée très difficile. En effet, un des volets de la passion c’est cette descente dans un abîme incontrôlable. Ici, ce fut la tombée dans l’extrémisme et l’obscurantisme religieux puisque la fille de Souslov va devenir prédicatrice salafiste. Ḥāwiya synthétise l’histoire du Yémen contemporain depuis les années 70 jusqu’à nos jours. Cette femme est passée du socialisme au salafisme ; comme beaucoup d’autres, elle a troqué les banderoles révolutionnaires pour les slogans salafistes les plus réactionnaires. Au cours d’une manifestation, des femmes proclamaient haut et fort le droit des hommes à avoir plusieurs épouses. Certaines donc militent pour conserver leur condition d’esclaves. 
 
Comment expliquer ce passage abrupt du socialisme à l’islamisme ?

L’adoption du marxisme-léninisme au Yémen du Sud n’était pas l’aboutissement d’une expérience murie ; il s’agissait de la répétition mécanique de slogans sur la dialectique, la lutte des classes et la célébration violente de la révolution maoïste sans que cela n’entraîne un changement radical dans la manière de voir le monde. Les structures profondes de la société sont restées tribales et paternalistes. Ce paradoxe est montré dès les premières pages du roman. La mélodie des processions religieuses des mosquées est reprise pour entamer l’hymne à la révolution. Lorsqu’ils ont perdu leurs repères socialistes après des guerres fratricides, les gens se sont rabattus vers la sauvagerie tribale, pluriséculaire. Le socialisme reste toutefois la meilleure période de l’histoire du Yémen en ce qui concerne l’émancipation de la femme et les acquis sociaux.

Que cache la passion de ‘Amrān pour une prédicatrice islamiste ?

Cette femme a d’abord réveillé en lui les souvenirs de leurs rencontres furtives pendant l’enfance à Aden. Lorsqu’il la rencontre beaucoup plus tard, à Sanaa, au début des années 2000, elle était devenue prédicatrice islamiste. Cette métamorphose, tellement inattendue, est entourée de mystère. Il avait besoin de comprendre ce qui l’a poussée à prendre ce chemin obscurantiste. Aussi, il avait essayé d’engager avec elle une guerre spirituelle, pour la battre sur le terrain des idées. Il croyait que ses idées progressistes, acquises en France, allaient la sauver. Un acte qui pourrait constituer une forme de revanche sur les agresseurs de sa femme Najat, tuée lors de l’attentat du métro Saint-Michel à Paris, le 25 juillet 1995. Malheureusement, il s’est heurté à des idées extrêmement difficiles à éradiquer parce qu’elles sont enracinées dans notre culture depuis l’âge de la décadence.

La Nahda n’a donc pas remédié à la décadence ?

La Nahda n’a jamais engagé un vrai débat comme celui qui a eu lieu, par exemple, au XVIIIe et au XIXe siècles en France. Nous étions fascinés par l’Occident et avions empruntés artificiellement certains modèles sans remettre véritablement en question le rôle et la place de la religion. La religion est restée une ligne rouge, infranchissable, jamais bousculée. 
 
Le printemps yéménite est-il un rêve perdu ?

Le narrateur était solidaire des printemps arabes. Au Yémen, il a participé aux manifestations dès le commencement du soulèvement, le 11 février 2011. Très vite, il va assister à l’usurpation de la volonté du peuple par les religieux. Le slogan « Le peuple veut » (al-cha‘b yourid) n’est pas, d’un point de vue religieux fondamentaliste, très orthodoxe. La « volonté » est essentiellement divine : Seul Dieu veut. Les militaires ont fait le reste ; le président Saleh s’est allié aux salafistes pour étouffer les aspirations du peuple. Le narrateur, resté fidèle aux idées de Politzer qui l’avait guidé pendant sa jeunesse (avant la métamorphose de son concept de la révolution grâce à sa femme Najat), voit l’utopie se transformer, à partir de 2014, en dystopie. L’espoir n’est pas mort pour autant, car la transformation déclenchée récemment est un processus long et complexe.

L’intérêt final porté à la philosophie chinoise est-il un reniement de la culture arabe ?
 
C’est la troisième et dernière phase du roman qui correspond à une fin ouverte. Le narrateur recherche d’autres approches, s’interrogeant notamment sur le rôle de l’intelligence dans la transformation des sociétés, sur la nuisance absolue de la violence, et sur la manière de mettre un terme aux guerres avec des moyens novateurs.

Ce roman est-il autofictionnel ?

Non, c’est une fiction dont le théâtre est le réel. Les débats autour de la religion et de la laïcité ressemblent, par exemple, aux discussions que j’ai eues sur Facebook avec des salafistes. En donnant l’impression qu’il s’agit d’éléments autobiographiques, j’ai cherché à attiser chez le lecteur une tendance voyeuriste. N’ayant pas de vieille culture romanesque, le lecteur arabe sépare difficilement l’auteur et le narrateur. L’absence de séparation entre la fiction et la réalité est accompagnée d’une incapacité parallèle à séparer la religion et le politique, l’histoire et le mythique. Notre malheur provient d’ailleurs, peut-être, de cette absence de séparation qui rend le religieux politique, et l’histoire mythique. 


BIBLIOGRAPHIE
La Fille de Souslov de Habib Abdulrab Sarori, traduit de l’arabe (Yémen) par Hana Jaber, Actes Sud, 2017, 192 p.
 
 
D.R.
« Les structures profondes de la société sont restées tribales et paternalistes. » « La Nahda n’a jamais engagé un vrai débat comme celui qui a eu lieu en France. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166