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Entretien
Susan Minot : explorer les douleurs indicibles


Par Georgia Makhlouf
2016 - 06
Lauréate du prix Femina étranger en 1987 pour Moufflets, la romancière américaine Susan Minot poursuit depuis une œuvre d’une grande diversité, maintes fois récompensée, amplement traduite, et déjà portée au cinéma : elle a coécrit Stealing Beauty (Beauté volée) avec Bernardo Bertolucci et Evening (Le Temps d’un été) avec Michael Cunningham. Ses ouvrages les plus connus, dont Extase et Crépuscule, se caractérisent par une sensualité subtile, une grande intelligence des situations, un examen sensible de l’intimité et une attention approfondie aux expériences humaines, ordinaires ou tragiques, qu’elle restitue avec justesse et élégance. L’ensemble de son œuvre est paru chez Gallimard. 

Elle vient de publier Trente filles au Mercure de France, un ouvrage qui tranche avec les précédents parce qu’il nous plonge dans une réalité violente et tristement actuelle. Le roman fait en effet référence à des événements bien réels, qui se sont déroulés vers la fin des années 90 et qui préfigurent les exactions de Boko Haram. 

C'est avec une compassion sans larmoiement que Susan Minot s'empare de ces événements qu’elle restitue notamment à travers le personnage d’Esther, adolescente rescapée de l’enfer et que ses mots peu à peu racontent. S'attachant moins aux faits qu'aux émotions ressenties, Minot parvient néanmoins à dire l’indicible de ces drames dont l’actualité est malheureusement trop pleine. Nous avons rencontré à New York où elle vit, écrit et enseigne, cette femme lumineuse et douée.

Vous êtes une romancière prolixe et largement reconnue, mais vous avez un frère et une sœur qui sont également romanciers. Y avait-il quelque chose de particulier dans votre éducation ou dans l’ambiance de la maison familiale qui expliquerait que trois enfants de la même fratrie aient décidé de devenir écrivains ?

Nous n’avons pas grandi dans une atmosphère que l’on pourrait qualifier de littéraire. Nous étions une famille nombreuse, une fratrie de sept enfants, et ma mère avait plutôt tendance à nous dire, lorsque l’agitation montait ou lorsqu’elle souhaitait que l’on se tienne tranquilles : « Asseyez-vous et dessinez. » C’était une femme qui savait apprécier les arts et qui se montrait très enthousiaste face à toutes les formes de beauté. Elle ne tenait pas de discours sophistiqués sur l’esthétique, mais elle nous signalait très souvent les objets, les couleurs, les paysages qu’elle trouvait beaux. À la télévision, nous regardions des programmes qui racontaient des histoires, nous étions très orientés vers le storytelling. Il se trouve qu’aujourd’hui, trois d’entre nous sont devenus écrivains et ma sœur aînée est à la fois graphiste et artiste – elle travaille le découpage. Mais peut-être que l’événement fondateur, et qui a certainement eu une incidence considérable sur nous, est le décès de notre mère dans un accident de voiture. Ma jeune sœur n’avait que sept ans lorsque c’est arrivé. 

Les événements que vous racontez dans votre premier roman, Moufflets, sont donc, du moins en partie, autobiographiques ?

Oui. Quand le livre est paru, j’ai longtemps soutenu qu’il s’agissait d’une fiction. Mais aujourd’hui, je ne peux que reconnaître à quel point sa dimension autobiographique était importante. Et le premier roman de ma sœur a pour sujet le récit que fait une petite fille de huit ans de l’accident de voiture qui coûte la vie à sa mère. Tout est centré sur cette journée-là et raconté du point de vue de l’enfant. 

Vous-même faites exactement l’inverse. Alors que l’accident est le cœur du roman, vous le passez complètement sous silence, vous racontez l’avant et l’après. D’où vous est venue l’idée de procéder de cette manière et qui donne tant de singularité au récit ?

J’ai volé cette idée à Virginia Woolf dans son roman La Promenade au phare. Le livre est fait de trois parties : la première raconte une journée dans la vie d’une famille ; elle est centrée autour de la figure maternelle. La partie centrale du roman raconte l’entre- deux-guerres et sa structure temporelle est longue. La troisième partie raconte à nouveau une journée dans la vie de la même famille, quinze ans plus tard, alors que la mère n’est plus là, qu’elle est morte. J’ai voulu reprendre l’idée que l’événement central dans la vie des personnages est caché, qu’on n’en parle jamais vraiment de façon directe. Hemingway est l’autre écrivain qui m’a beaucoup appris, notamment par sa façon de ne pas raconter les choses importantes, de les garder sous-entendues, implicites. 
 
Vous adoptez le point de vue des enfants pour raconter les événements, mais néanmoins, ce n’est pas du même point de vue qu’il s’agit dans les différents chapitres. 

Ce roman, je l’ai construit à partir de deux nouvelles que j’avais écrites et qui vont devenir le premier et le dernier chapitre. Mais l’idée centrale est restée la même : montrer comment des enfants s’y prennent pour faire avec une tragédie, pour continuer à vivre alors que leurs vies sont brisées, alors qu’il se passe des choses dramatiques autour d’eux. D’ailleurs, pas plus que la mort de la mère, l’alcoolisme du père n’est formulé de façon directe. C’est la nature subjective de l’expérience qui m’intéresse, la façon dont nos sentiments deviennent le filtre principal de notre perception du monde. Il s’agit donc de parvenir à communiquer l’état d’esprit d’un personnage sans le dire, en le montrant, en décrivant par exemple un paysage tel qu’il le voit lui-même et ce faisant, de donner à sentir son état d’esprit. L’expression subtile des états intérieurs est la chose qui m’intéresse au premier chef.

Vous avez en effet une grande sensibilité aux paysages, vous décrivez certaines scènes avec une étonnante précision visuelle. Êtes-vous peintre aussi ? 

Je peins, j’ai toujours peint, j’ai depuis toujours une passion simultanée pour l’écriture et la peinture, mais au fil des ans, l’écriture s’est imposée parce qu’elle m’obsédait d’avantage. J’écrivais tout le temps, dans les bus, dans mon lit, partout en fait ; j’y passais plusieurs heures par jour. C’était comme si je me sentais poussée à le faire. L’écriture était sans doute une façon de m’isoler, ce qui n’est pas facile au sein d’une famille nombreuse ; mais elle était aussi l’exercice par lequel je parvenais à mettre de l’ordre dans mes émotions et à penser. C’est l’écriture qui me permettait de construire mes pensées et de savoir où j’en étais sur telle ou telle question. 
 
Ce qui est surprenant quand on regarde vos romans, c’est la variété des sujets et des sources d’inspiration. 

Oui, c’est vrai. Lorsque je termine un livre, je me lance un défi à moi-même. Je me dis, voilà, j’ai exploré tel sujet, qu’est-ce que je peux faire de différent maintenant ? Je recherche volontairement cette variété. Alors, bien entendu, il y a des thèmes qui m’intéressent et auxquels je ne peux pas échapper : la question de la mort, les relations entre hommes et femmes, la conscience du temps qui passe, la mémoire… Et ces thèmes sont présents dans tous les livres malgré leurs différences.

Crépuscule est le récit des derniers jours d’une femme qui se sait en train de mourir et qui voit défiler sa vie dans son flux de conscience. Comment est né ce livre-là ? 

Je venais d’être confrontée au décès de deux personnes proches, une amie et ma grand-mère. Dans le cas de ma grand-mère, une infirmière qui s’occupait d’elle avait tenu un petit carnet où elle notait les faits importants de chaque jour sous forme de notations très brèves : ce qu’elle avait mangé, qui était venu la voir, les observations médicales etc. J’ai eu l’idée de repartir du carnet de la nurse pour construire un roman. Mais au fil du travail, j’ai élargi la focale pour m’intéresser aussi à ce qui se passe dans la tête de quelqu’un qui se sait être parvenu à la fin de son parcours : quel regard on porte sur sa vie, quels sont les moments qui émergent de la mémoire et parfois avec un relief inattendu, quels sont les souvenirs les plus heureux… Le roman est construit sur cette alternance entre passé – les souvenirs – et présent – la confrontation avec les personnes qui viennent au chevet d’Ann. C’est une exploration autour de la question de la mort ; mais finalement, mes livres ont toujours cette dimension exploratoire. 

Venons-en au dernier paru Trente filles qui nous transporte dans une actualité brûlante puisqu’il s’agit de l’enlèvement de jeunes filles par un chef de guerre qui les transforme en esclaves sexuelles. Vous êtes partie de faits réels qui se sont déroulés en Ouganda.

Vingt mille enfants ont été terrorisés par ce bandit qui a sévi dans le nord de l’Ouganda pendant plus de vingt ans, à la tête de la LRA (Lord’s Resistance Army). Beaucoup d’entre eux sont morts ; certains ont été placés dans des camps de réhabilitation pour les aider à reprendre une vie normale. J’ai eu l’occasion de rencontrer en 1997, par l’intermédiaire d’amis engagés dans Human Rights Watch, une femme extraordinaire dont la fille avait été enlevée et qui avait créé une association de parents concernés par ces enlèvements. Ces faits étaient très peu connus, du moins à l’époque, avant l’émergence de Boko Haram. J’ai d’abord écrit un récit de ces événements, publié dans un magazine ; mais d’une part j’étais frustrée du peu de réactions qu’il a suscitées, et d’autre part, ce sujet ne m’a pas quittée et, neuf ans plus tard, j’ai décidé d’y revenir par le biais d’une fiction. Je voulais écrire sur ces filles, tenter de comprendre comment on fait face à une telle violence, comment on se sort de ces situations extrêmes. Mais je ne voulais pas faire un livre sur l’horreur que personne n’aurait envie de lire. J’ai donc imaginé de m’intéresser plus particulièrement au destin de trois de ces jeunes filles qui ont chacune des façons différentes de composer avec ce traumatisme ; et de mettre en scène une journaliste américaine, Jane, qui vient en Afrique pour prendre du recul par rapport à sa propre vie et qui va tenter de créer des liens avec l’une des ces filles, Esther. Esther a traversé l’enfer : elle a été humiliée, elle a ressenti à quel point sa vie n’avait aucune valeur, elle a perdu ceux qu’elle aimait. Mais au fond, il y a quelque chose de commun entre elles : Jane et Esther sont toutes deux dans une quête de sens. 

Il me semble néanmoins que le personnage principal est bien Jane.

Oui, sans doute, parce qu’il est plus facile de décrire ce que l’on connaît : l’insatisfaction, le besoin par moments de fuir sa vie, d’être ailleurs, dans un lieu où tout vous est étranger, l’urgence de retrouver du sens, de s’investir dans quelque chose de valable. Mais aussi l’ouverture à l’autre, à la nouveauté, la capacité d’empathie… Tout cela m’est plus proche, bien sûr, que l’enfer traversé par ces jeunes filles. Mais là encore, je m’engage dans une exploration de la psyché humaine, des capacités de résilience des individus face à l’horreur et c’est tout à fait fascinant. 

Quel sera votre prochain projet ?

J’ai écrit un scénario à partir de ce livre qui va bientôt être tourné par une cinéaste saoudienne, Haïfa Al-Mansour, et Rachel Weitz a accepté le rôle de Jane. J’en suis très heureuse.




 
 
D.R.
« C’est la nature subjective de l’expérience qui m’intéresse, la façon dont nos sentiments deviennent le filtre principal de notre perception du monde. » « Je voulais écrire sur ces filles, tenter de comprendre comment on fait face à une telle violence. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Trente filles de Susan Minot, Mercure de France, 2015, 410 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166