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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien



Par Georgia Makhlouf
2016 - 05
Actualité chargée pour la grande romancière Nancy Huston, qui vient de publier Le Club des miracles relatifs, son seizième roman, et un recueil, Carnets de l’incarnation, mélange de textes littéraires, sociologiques ou plus personnels, dont des récits de voyage, écrits entre 2002 et 2015, alors que paraît également en poche sa très belle autobiographie romanesque Bad girl, qui a pour sous-titre Classes de littérature, et qui permet en effet de revisiter son itinéraire personnel et littéraire avec un regard tout à la fois distancié et chargé d’émotions. Ces ouvrages, comme l’ensemble de son œuvre – une œuvre maintes fois récompensée, faut-il le rappeler ? sont publiés par Actes Sud.

Le Club des miracles relatifs raconte une histoire tout à la fois terrifiante et magnifique, et se présente comme une sorte de face à face entre deux formes de monstruosité, celle d’un homme étrange et criminel et celle de la machine de pouvoir qui se dresse face à lui et qui va le broyer. Le roman se déroule dans un lieu imaginaire, un non-lieu pourrait-on dire, où règne le non-droit et dans lequel il faut voir la métaphore d’un certain Canada, à des années lumière de l’image gentille et particulièrement civilisée que l’on en a habituellement. On y retrouve des personnages singuliers et attachants comme Huston sait si bien les camper, mais on est parfois surpris par la noirceur inhabituelle de l’univers qui s’y déploie. Nous avons donc rencontré l’écrivaine à la fois pour évoquer ce roman captivant et dérangeant et pour parcourir avec elle certains des temps forts de son univers littéraire.

Dans Bad girl, vous donnez à votre double romanesque l’étrange prénom de Dorrit. C’est aussi le titre d’un roman de Dickens. Est-ce cela qui a justifié votre choix??

Non, et ce roman est en effet la seule occurrence que j’ai trouvée de ce prénom. Il est vrai que c’est un prénom bizarre – comme l’est le prénom du personnage principal du Club des miracles relatifs?: Varian. Mais j’aime sa sonorité de tôle froissée, la façon dont ce prénom commence dans la douceur et se referme sur un son dur. Une fois le livre paru, j’ai découvert que la Dorrit de Dickens était orpheline. Peut-être le savais-je de façon inconsciente. Mais quoi qu’il en soit, dès qu’on s’empare d’un nom, on en fait autre chose, on en joue, on lui donne des sens nouveaux. 

«?Nous ne tombons pas du ciel, mais poussons sur un arbre généalogique?», écrivez-vous. Il y a là, me semble t-il, une affirmation qui dépasse le cadre de la simple évidence. 

Je n’ai pas de théorie là-dessus, je ne me suis pas plongée dans la psychologie transgénérationelle. Comme tout le monde, je connais de nombreux récits qui portent sur le poids des secrets familiaux qui se transmettent de génération en génération. Mais j’ai sans doute écrit cela en réaction à une tendance très présente en France qui insiste sur le rôle central de l’individu, avec l’idée qu’on se crée soi-même. Sartre a joué un grand rôle dans l’importance accordée à cette théorie de l’individu comme pure volonté, comme pure décision. Adhérer à cette idée est sans doute plus facile pour des gens qui n’ont pas d’enfants. Mais je pense que c’est une illusion dangereuse, voire un mensonge. Nos gênes racontent des histoires politiques, économiques, religieuses, des histoires d’émigration, etc. Cela ne veut pas dire qu’on est condamné à répéter les choses et je déteste le fait qu’en France, on est souvent sommé de choisir entre volonté et déterminisme. On est évidemment un mélange imprévisible et inextricable entre les deux et c’est cela qui est intéressant, et c’est cela qui rend le roman possible. Si on était entièrement libre, on n’écrirait que du nouveau roman et on mourrait d’ennui. Et si on était entièrement déterminé, on ne raconterait que des contes et des fables mais il n’y aurait pas de place pour le roman. 

Il y a entre vous et Beckett une grande proximité. Comme lui, vous avez abandonné votre langue maternelle, l’avez traitée comme une langue morte, n’y revenant que de nombreuses années plus tard essentiellement dans l’écrit. Pour Beckett, écrivez-vous, «?la bio n’est rien, seule compte la graphie?». 

Oui, dans Nord perdu, j’ai réfléchi à mon rapport aux langues, et je suis arrivée à penser qu’ayant été abandonnée par ma mère, j’ai à mon tour abandonné ma langue maternelle pour adopter le français. Comme Beckett donc, je ne serai finalement ni d’ici ni de là-bas, mais d’un entre-deux, c’est-à-dire de nulle part, assignée aux limbes à perpétuité. Et je me sentirai coupable, j’aurai l’impression d’avoir commis un meurtre, et ma victime, c’est la femme que j’aurais dû devenir. C’est comme si en affirmant que j’étais une intellectuelle française, élève de Roland Barthes, je mentais, j’assassinais l’autre Nancy Huston, celle qui était destinée à devenir une brillante universitaire et critique littéraire aux États-Unis, mais qui ne serait sans doute pas devenue écrivain. Je crois que souvent les exilés vivent cela, ce sentiment de culpabilité vis-à-vis de l’autre qu’ils auraient pu devenir. J’ai d’ailleurs écrit un hommage bilingue à Beckett, Limbes/Limbo qui commence par un dialogue entre deux instances du moi, l’une qui est dans un élan d’écriture, l’autre qui dit non, qui casse cet élan, qui dit que c’est nul?; la première voix essaie de capter une belle image, colorée, lumineuse, et l’autre impose le noir. C’est très beckettien comme texte.

À propos de votre livre Cantique des plaines, vous racontez que vous l’avez écrit en anglais, mais qu’ayant essuyé un refus de la part des éditeurs, vous l’avez traduit en français et ce faisant, vous l’avez transformé et amélioré. 

Oui, c’est exact, et depuis, je pratique systématiquement la double écriture. J’ai écrit deux versions de tous mes romans sauf un. La première version est en français ou en anglais, selon la langue que parlent les personnages. Et avant même de montrer mon texte à l’éditeur, je le traduis et cela éclaire le texte autrement et m’amène à y introduire des changements. La traduction est l’une des formes de révision de mes textes que j’utilise systématiquement.

Vous évoquez le rôle de la traduction, mais le rapport à la musique est également fondamental dans votre vie d’écrivain. Vous vivez la littérature en mélomane et le piano est pour vous «?classe de littérature?» écrivez-vous. 

Oui, le piano m’a permis d’exprimer des émotions très fortes quand je n’avais aucun autre exutoire, d’exprimer donc mes propres émotions à travers celles des autres. Avec la musique, une structure, une forme est donnée au chaos. Et c’est cela pour moi le roman. C’est la possibilité de parler de mon histoire par le moyen d’une histoire qui n’est pas la mienne. C’est presque la définition de l’art littéraire, à mon sens?: une démarche qui consiste à aller de biais, à procéder par métaphore, à être dans l’indirection. Mais aussi à laisser de la place au silence, à ménager des trous, à ne pas tout dire, pour que le lecteur ait lui aussi un rôle actif. 

Dans Infrarouge, votre héroïne est une photographe qui photographie les hommes, ses amants en particulier. Ce faisant, vous mettez en place une inversion du schéma habituel puisque ce sont toujours les femmes qui sont sous le regard des hommes. 

Oui, dans l’histoire de l’humanité, ce sont toujours les hommes qui regardent les femmes, j’en suis convaincue à 100%?; ils sont programmés pour, c’est dans leur disque dur génétique. À l’instar des animaux, les hommes regardent les femmes pour évaluer leur fécondité?: leur jeunesse, la qualité de leur peau, leurs formes, leur hanches en particulier qui leur permettront de porter un bébé… C’est en écrivant Infrarouge que j’ai mesuré tout cela. C’est d’ailleurs un livre qui a été extrêmement difficile à écrire, presque violent?; il m’arrivait de vomir en relisant certains passages. Et j’avais peu de modèles à ma disposition, à part la photographe américaine Diane Arbus, dont j’ai lu la biographie et à propos de laquelle j’ai acquis la conviction qu’elle avait été victime d’abus sexuels dans son enfance. C’est vraiment très inhabituel chez une femme, ce regard «?objectif?» sur les hommes. On peut d’ailleurs citer à ce propos le livre de l’auteur américain Ta-Nehisi Coates Une Colère noire, qui mène une réflexion analogue sur le corps des Africains-Américains, sur la violence exercée sur leur corps parce qu’il est «?noir?», et sur la peur dans laquelle ils vivent en permanence en raison de cela. Dans mon essai Reflets dans un œil d’homme, je reviens sur le dédoublement qui se produit chez les filles lorsqu’elles intériorisent le regard des garçons sur leur corps, ce regard qui les évalue. C’est un phénomène très moderne que celui de cette coquetterie devenue névrotique, addictive, qui commence par le maquillage et se poursuit par la chirurgie esthétique. Il y a tant de manières de profiter de la fragilité, de la vulnérabilité des filles à l’égard du regard que posent les hommes sur elles pour évaluer leur beauté. Et ce besoin des hommes de regarder les femmes est lui aussi manipulé et transformé en addiction par l’industrie pornographique. Étant donné qu’un jeune hétéro bande quand il pose les yeux sur une belle jeune femme, et que nous mettons de la «?volonté?» partout, puisque c’est indépendant de sa volonté ça doit être par la faute de la femme?! En effet, depuis la nuit des temps les hommes ont vu dans les femmes des «?tentatrices?», des «?salopes?», etc. C’est très important de comprendre cela. La femme tentatrice, c’est un fantasme, un scénario. Et les femmes peuvent choisir ou pas de se mettre à cette place-là. 

Parlons à présent de votre dernier roman, Le Club des miracles relatifs. En 2014, vous avez écrit une tribune dans Le Monde où vous affirmiez que «?le Dieu pétrole dévore le Canada?» et c’est cela votre sujet. 

Le Canada jouit d’une réputation injustifiée de gentillesse et d’éthique. En réalité, c’est à bien des égards un pays très dur et dominateur. Les compagnies minières canadiennes dévastent le tiers-monde, Madagascar, par exemple, où j’ai pu constater les dégâts de mes propres yeux. Le Canada est l’un des pires pollueurs de la planète, et sous la gouvernance ultra-conservatrice et capitaliste de Stephen Harper il s’est abstenu de signer le protocole de Kyoto. Un nombre important de compagnies off-shore y sont domiciliées et on y trouve des zones quasiment de non-droit. Ce que raconte mon roman est terrifiant, mais à peine fictif. 

C’est en effet un roman terrifiant, très noir, sans doute le plus noir de vos romans. 

À 62 ans, je me sens plus forte et joyeuse que jamais. Combien de temps cela va-t-il durer, je ne sais pas. Et cela peut paraître paradoxal, d’être joyeuse et d’écrire un livre aussi désespéré. Sans doute mon bonheur me donne-t-il des forces. Alors, oui, je suis très pessimiste sur l’avenir de l’humanité. Je mets en scène un personnage monstrueux, qui commet des crimes mais qui n’en reste pas moins attachant?; mais plus monstrueuse encore est cette machine du pouvoir qui se dresse face à lui et qui le broie. Et pourtant la vie est pleine d’espoirs et il y a des miracles relatifs partout et à tout moment. Ne serait-ce que, là, tout de suite, le miracle d’être ensemble, vous et moi, à parler de choses si importantes.







 
 
D.R.
« La traduction est l’une des formes de révision de mes textes que j’utilise systéma-tiquement. » « La femme tentatrice, c’est un fantasme, un scénario. Et les femmes peuvent choisir ou pas de se mettre à cette place-là. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Club des miracles relatifs de Nancy Huston, Actes Sud, 2016, 300 p.
Carnets de l’incarnation de Nancy Huston, Actes Sud, 2016, 312 p.
Bad girl de Nancy Huston, Actes Sud, 2014, 270 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166