FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Entretien
Mathias Énard, l’Orient au cœur


Par Georgia Makhlouf
2015 - 11
Le dernier roman de Mathias Énard, Boussole, est l’un des textes forts de la rentrée littéraire. Il met en scène Franz Ritter, un musicologue épris d’Orient, velléitaire et dépressif, qui revisite sa vie au gré d’une nuit d’insomnie dans son appartement de Vienne. Entre mélancolie et regrets, Franz évoque le souvenir de la belle et insaisissable Sarah, compagne de quelques journées inoubliables dans le désert syrien et la citadelle de Palmyre, elle-même spécialiste d’orientalisme et de voyageurs amoureux du Grand Est. Il y a aussi Bilger le Fou, chercheur talentueux et alcoolique, son assistant Hassan, François-Marie et Julie, un couple d’aventuriers modernes et toute une foule de personnages, croqués de façon vive et drôle. Mais au-delà de cette galerie de portraits, Boussole est tout à la fois une méditation tendre et désespérée sur le destin tragique de la Syrie, un hommage à l’orientalisme, creuset d’un dialogue ancien entre Orient et Occident, un chant d’amour à tous ceux qui « ont été à tel point épris de la différence qu’ils se sont immergés dans les langues, les cultures ou les musiques qu’ils découvraient, parfois jusqu’à s’y perdre corps et âme ». Roman sur la mémoire et la perte donc, mais aussi sur la violence et la passion, les blessures et les incompréhensions d’une relation tumultueuse Orient/Occident, qui aura façonné l’identité des uns autant que celle des autres.

Pour commencer, pourriez-vous nous dire d’où vous vient ce tropisme oriental qui parcourt quasiment toute votre œuvre ?
Oui, vous avez raison, l’Orient est très présent dans mes livres dès le départ. Ce goût de l’Orient n’était pas donné d’avance et je ne me suis pas rendu dans le monde arabe avant mes dix-neuf ans. Mais d’une part, j’ai toujours beaucoup aimé lire les récits de voyage qui se déroulaient en Orient, et d’autre part, je me souviens que le premier livre que j’ai emprunté à la bibliothèque, à l’âge de huit ans, était une édition illustrée des Mille et une nuits qui m’a complètement fasciné. Plus tard, j’ai commencé des études d’histoire de l’art et je me suis tout particulièrement intéressé aux arts de l’islam. À l’Institut des Lettres orientales, j’ai opté pour le persan et l’arabe. Ces études m’ont passionné et cette passion ne s’est jamais éteinte. Mes séjours en Orient n’ont fait qu’entretenir ma flamme. Mes rêves ont juste été remplacés par une expérience de vie dans des pays bien réels. Je me suis toujours senti à mon aise au Moyen-Orient, sans toujours pouvoir l’expliquer, et j’y ai passé près de dix ans. Puis je me suis installé à Barcelone; mais même à Barcelone, je continue à vivre dans le monde arabe, ne serait-ce que parce que j’y ai enseigné la langue arabe et la traduction, et parce que je suis l’heureux propriétaire d’un restaurant libanais, le Caracalla.

Qu’avez-vos gardé de ces années passées au Moyen-Orient ? Ou en d’autres termes, qu’avez-vous appris de votre fréquentation assidue de l’Orient ?

Ce que j’ai appris de plus important au Liban, en Syrie, en Iran, c’est l’incroyable richesse de la diversité et la grande difficulté de la maintenir et de la préserver. C’est l’immense plaisir qu’il y a à découvrir, dans cette partie du monde, la multiplicité des langues, des religions, des traditions, des paysages et des histoires, fragiles équilibres qu’il importe de protéger de telle manière que chacun y trouve sa place que personne n’écrase l’autre. L’idée d’un monde arabe homogène est, rappelons-nous, une invention européenne, et « l’unité du monde arabe n’existe qu’en Europe », ainsi que le dit l’un des personnages de Rue des voleurs. 

Vous avez souvent souligné que vous étiez un écrivain politique. Où se situe la dimension politique de Boussole ?

Le geste politique est celui qui consiste à dire : attention, le monde arabe d’aujourd’hui à propos duquel vous avez ces images de violence sectaire et de radicalisme, non seulement ce n’est pas là sa seule histoire, mais par ailleurs nous faisons partie de cette évolution-là. Je voulais montrer la communauté de destins, la dimension de construction commune entre l’Ouest et l’Est : beaucoup de choses qui viennent d’Iran, de Turquie, de Syrie, du Liban, sont passées en Europe et l’on doit beaucoup à ces pays ; dans le même temps, eux aussi se sont transformés à notre contact, chacun s’est finalement fabriqué au contact de l’autre. Rappeler tout cela, redire ce que l’Occident doit à l’Orient, est porteur d’une dimension politique évidente. 


Vous souhaitiez parler de la Syrie à travers un autre prisme que celui de la guerre ; néanmoins, si la Syrie est bien présente dans votre ouvrage, c’est davantage une sorte d’hommage tendre et ironique à l’orientalisme qui s’y joue.

À l’orientalisme oui, et surtout aux artisans de cette relation Est/Ouest que j’évoquais. Certes, les orientalistes ont eu bien des défauts, ils ont été à certains égards les complices de l’aventure coloniale, mais en même temps, ils ont mis en circulation des textes, des musiques, des images, ils ont fait connaître des auteurs, ils ont diffusé des productions culturelles qui ont transformé l’Europe. L’orientalisme est donc un mouvement ambivalent qui, comme toute entreprise scientifique et humaine, produit des échecs, et même une forme de folie de l’imagination, mais qui représente quand même un courant important dans l’histoire intellectuelle de l’Europe. 


Dans un beau texte de présentation de votre ouvrage, vous écrivez que vous souhaitez interroger la frontière et aborder « le monde entre les mondes ».

Interroger la frontière, c’est comprendre ce qu’elle est, où elle passe, montrer sa mobilité mais ne pas la nier. On ne peut pas nier la différence, et d’ailleurs la différence est aimable. Quant à l’idée du « monde entre les mondes », elle nous vient de la mystique musulmane. C’est l’image du « barzakh », l’intervalle, ce monde qui ne serait ni ici ni ailleurs, ni soi ni l’autre, mais entre les deux. Qui serait capable d’intégrer l’autre en soi et le soi dans l’autre. On pourrait rêver d’un orientalisme idéal ; il serait ce monde entre les mondes.







Mathias Énard au Salon
Événement « Musiques entre Orient et Occident », le 27 octobre à 17h (Agora)/ Signature de Boussole à 18h (Antoine)

Table ronde autour du Quartier américain de Jabbour Douaihy, le 28 octobre à 18h (Agora)/ Signature de Boussole à 19h (Antoine)
 
 
© Jean-Luc Bertini
« Les fratries sont le pays du malentendu »
 
BIBLIOGRAPHIE
Boussole de Mathias Énard, Actes Sud, 2015, 400 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166