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Entretien
Azza Charara Beydoun, féminisme contre confessionnalisme


Par Tarek Abi Samra
2015 - 04
Le système confessionnel serait-il l’ennemi majeur des mouvements d’émancipation des femmes au Liban ? Telle est du moins l’impression que l’on retire de la lecture de Une citoyenne, non une femelle de Azza Charara Beydoun, chercheuse dans le domaine des études sur les femmes et le genre, membre de l’organisme officiel le Comité national des affaires de la femme libanaise et ancienne professeur de psychologie sociale à l’Université libanaise. Recueil d’articles publiés antérieurement dans différents quotidiens et revues spécialisées, le livre de Azza Beydoun retrace les luttes des mouvements féministes libanais durant la période comprise entre les années 2011 et 2014. L’ouvrage s’attarde particulièrement sur les combats menés contre la violence faite aux femmes, par exemple sur le cas de l’Alliance nationale pour la protection des femmes de la violence domestique, un rassemblement d’ONG et de membres de la société civile, dirigés par l’association Kafa (Assez de violence et d’exploitation), rassemblement qui a réussi, après des années de lutte et malgré l’opposition des leaders religieux, à faire passer la loi sur la protection de la femme, et des autres membres de la famille, de la violence domestique en avril 2014.

Les plus grands défis auxquels sont confrontées les organisations féministes, dites-vous dans Une citoyenne, non une femelle, relèvent du système confessionnel libanais. Quels sont concrètement ces défis ?

En tant que chercheuse, je préfère parler en leur nom plutôt que d’exprimer mon opinion personnelle. En affirmant que le système confessionnel représente l’obstacle majeur à l’émancipation des femmes, ces organisations ne se basent pas sur un point de vue théorique ou abstrait puisque, encore une fois, la confrontation avec ce système a eu lieu sur le terrain de l’activisme lui-même. Prenons par exemple la campagne pour la protection de la femme contre la violence domestique, qui a été menée par une alliance de plus d’une cinquantaine d’associations et qui a marqué l’activisme féministe durant la période de l’écriture de mon livre. Cette campagne a donc eu à se confronter aux institutions religieuses telles que les tribunaux religieux, ou à certaines associations prenant la défense de ces instituions et œuvrant pour leur maintien, comme le Rassemblement des comités des femmes pour la défense de la famille. Par ailleurs, cette campagne pour la protection de la femme a accompli un travail méthodique et très professionnel de sensibilisation auprès du grand public, et surtout de lobbying auprès des législateurs. Ces derniers ont été conviés à certains événements où des femmes, victimes de violences et de viols conjugaux, racontaient leurs histoires ; des témoignages de la même nature ont été donnés au cœur même de l’Assemblée nationale. Tout cela pour dire que les législateurs ne pouvaient, en aucun cas, arguer de leur ignorance des brutalités que certaines femmes subissent. Comment alors expliquer leurs réticences, le temps presque infini qu’ils ont mis à étudier le projet d’une loi sur la protection de la femme contre la violence domestique, leurs tergiversations à faire passer cette loi, et enfin, la distorsion de cette loi sous sa forme finalement approuvée par l’Assemblée ? Le système confessionnel. Autrement dit, la pression et même les menaces que beaucoup de députés ont subies de la part des institutions religieuses. Néanmoins, certains politiciens sont moins motivés par la peur que par leur arrivisme : ils savent que pour préserver leurs postes ou même prétendre à des postes plus élevés, ils doivent maintenir une connivence étroite avec les leaders de leur confession. 

Tout bien considéré, est-ce cette forme de répartition du pouvoir politique qu’est le système confessionnel, qui s’oppose à l’émancipation des femmes, ou bien est-ce plus généralement le système patriarcal, cette forme d’organisation sociale qui affecte plus profondément les relations entre hommes et femmes ?

Le système confessionnel est l’une des formes que peut prendre le système patriarcal, ou plutôt l’une de ses forteresses les plus imprenables dans le cas de notre pays. C’est un système où la transmission du pouvoir, des biens et du prestige social se fait par les hommes, à ceci près qu’il existe des variantes spécifiques à chacune des confessions. Et c’est par l’application des lois du statut personnel, qui sont de nature religieuse, que les multiples confessions expriment leur identité et entérinent leur pouvoir, tout en plaçant l’individu, homme ou femme, sous leur tutelle. Les institutions religieuses tiennent fermement à ces lois : si elles sont abolies, il ne resterait, au fil du temps, presque rien de l’appartenance des individus à leurs communautés confessionnelles.

Mais nombreux sont les pays arabes qui se disent laïques – et en effet, le système politique de certains est tout sauf confessionnel ; cependant, là-bas, les conditions des femmes sont les mêmes, voire pires qu’au Liban. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Il n’y a pas de comparaison possible car la différence est grande entre d’une part, le Liban où le taux d’analphabétisme chez les femmes est seulement aux alentours de 6%, et d’autre part, des pays comme le Yémen ou l’Égypte où ce taux atteint parfois 70 à 80% chez les femmes de certaines régions rurales. Il est donc peu probable que ces dernières entrent en conflit direct avec le système patriarcal. 

Dans un article de votre ouvrage, vous évoquez comment, après leur retour de Pékin où s’est tenue la quatrième conférence mondiale sur la femme en 1995, certaines femmes membres de la délégation officielle libanaise ont affirmé être contre la libération sexuelle. Quelle est votre position sur ce sujet ?

Ma position personnelle n’est pas très importante. Il suffit d’observer ce qui se passe sur le terrain pour se rendre à l’évidence de la prolifération sans précédent d’organisations féministes libanaises qui soulèvent des questions relatives à la sexualité au sens large du terme, comme la liberté sexuelle, l’homosexualité, le harcèlement sexuel ou le viol. Lorsque j’ai par exemple proposé au Comité national des affaires de la femme libanaise, organisme officiel dont je fais partie, d’entrer en dialogue avec Nasawiya, certaines membres du Comité – toutes des femmes ayant dépassé la cinquantaine – s’y sont opposés, alléguant que l’organisation féministe Nasawiya faisait auparavant partie de Helem qui défend les droits des LGBT, et que l’homosexualité est interdite par la loi libanaise. Eh bien, agir en homophobe tout en prétendant travailler sous l’égide des droits de l’homme est une contradiction flagrante !

Vous mentionnez quelque part dans votre livre le phénomène de la diminution des crimes dits d’honneur et de l’augmentation des crimes du meurtre de l’épouse au Liban. Comment peut-on expliquer cela ?

L’augmentation des crimes du meurtre de l’épouse est un phénomène mondial non spécifique au Liban. Partout, les hommes sont devenus plus violents. Ayant précédemment traité de la masculinité (La masculinité et l’évolution des conditions de la femme : une étude de terrain, 2007), j’ai là-dessus une hypothèse qui reste bien sûr à prouver dans le cas du Liban. Ces hommes abusifs et violents, qui peuvent parfois aller jusqu’au meurtre, sont caractérisés par une personnalité immature et infantile. Ce sont des mâles plutôt que des hommes : ils sont incapables de concevoir leur autorité qu’en fonction de l’infériorité de la femme. Ils ne violentent pas seulement les femmes reléguées dans une position d’infériorité, mais aussi et surtout celles qu’ils ressentent comme étant plus puissantes qu’eux. En effet, une de mes études de terrain avait montré que les femmes violentées qui déposent plainte ont le plus souvent un niveau d’éducation supérieur à celui de leurs maris ; de même, le statut social et le niveau économique de leurs familles sont en général plus élevés que ceux des familles de leurs conjoints.

Cette masculinité violente pourrait nous faire penser aux agissements de Daesh. Pouvons-nous dire que dans certains de ses aspects, l’État islamique est une réaction du système patriarcal, devenu fou, contre l’émancipation relative de la femme dans le monde arabe ?

Le phénomène Daesh est caractérisé par un déchaînement violent des instincts les plus primitifs, tant sexuels qu’agressifs. Et nous pouvons dire qu’une part importante de cette agressivité a pour cible la femme moderne. C’est aussi une sorte de haine archaïque de la femme (au sens freudien du terme), une haine mitigée de peur.
Il est donc évident qu’en tant que femmes, nous nous sentons menacées dans nos acquis. Et je crois que ce qui explique, en partie, la vitalité exceptionnelle de l’activisme féministe actuel est une peur inconsciente du sort inconnu qui nous attend dans cette région du monde. En effet, comparé à l’apathie généralisée dont souffre la société libanaise, le féminisme est en plein essor – c’est une réaction de survie en quelque sorte



 
 
D.R.
« Dans le système confessionnel, la transmission du pouvoir, des biens et du prestige social se fait par les hommes. » « Comparé à l’apathie généralisée dont souffre la société libanaise, le féminisme est en plein essor. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Une citoyenne, non une femelle (Muwatina la ountha) de Azza Charara Beydoun, Dar el-Saqi, 2015, 256 p.
 
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