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Entretien
L'Histoire, la France et les femmes selon Gilles Martin-Chauffier
Dans La femme qui dit non, Gilles Martin-Chauffier, romancier, journaliste et rédacteur en chef à Paris Match, parcourt la grande histoire sur un quart de siècle à travers un trio amoureux, mais surtout à travers les yeux de Mage, une femme lucide et intrépide.

Par Laurent Borderie
2014 - 08
Gilles Martin-Chauffier l’avoue, il possède la fibre romanesque, elle semble même infuser dans son style et son célèbre sens de la formule. Le romancier journaliste, rédacteur en chef à Paris Match, ne peut vivre sans écrire tous les jours et il le fait si bien… Sa plume est réjouissante, l’auteur aime à inventer des images, des formules-chocs qui font le bonheur de ses critiques comme de ses romans. Depuis 1980, Gilles Martin-Chauffier explore la société française et la France qu’il aime avec passion. Toutes ses héroïnes sont à l’image de ce pays, elles possèdent à la fois les qualités et les défauts de toute une société et sont le reflet remarquable de ce qui constitue une nation. Il faut aimer la France pour la décrire ainsi, sans jamais négliger ni ses bassesses ni ses sommets. Marge est de ces femmes et pourtant elle est anglaise. Mais quelle femme, quel magnifique portrait que celui-là?! Marge dit oui à la vie, elle joue, boit, aime, fume, vit dans l’excès, elle dit non lorsqu’elle estime que son intégrité, ses fondements sont agressés. Marge est forgée dans les eaux de l’Atlantique qui baigne la Bretagne, elle éprouve pour l’Île aux Moines une grande passion, elle se bat contre les Allemands durant la Deuxième Guerre mondiale, contre le colonialisme, contre les hommes aussi, elle traverse les décennies avec un art consommé, celui d’une jouisseuse avertie qui se lève contre l’injustice. Passionnée, jamais désarmée, toujours prête à se battre dans l’adversité, elle possède un secret qu'elle conservera aussi longtemps que possible?: son fils Timmy n’est pas celui de Blaise, son mari, mais de son amant Mathias. Un secret qui ne sera défloré que tard, trop tard et lui coûtera l’amour des siens avant la rédemption. Marge évoque Scarlett O’Hhara, une autre passionnée convaincue que l’amour n’est pas là où elle le croit. C’est un roman fougueux que livre Gilles Martin-Chauffier, une histoire qui raconte celle de tout un pays, de ses grandeurs, de ses abîmes et d’une femme exceptionnelle qui n’est pas sans rappeler aussi Simone Martin-Chauffier, sa grand-mère, une résistante de la première heure, membre fondatrice du fameux réseau du musée de l’homme.


À travers votre œuvre apparaissent toujours des portraits de femmes, elles sont courageuses, puissantes, veules aussi si nécessaire et forgent une certaine image de la femme française. Et puis voilà que Marge, l’héroïne de La femme qui dit non est anglaise, d’origine irlandaise, bretonne passionnée d’adoption… Elle n’en paraît pourtant que plus française encore.

Je suis un passionné, un amoureux de l’histoire, je voulais être enseignant plus jeune et tous mes livres ne parlent que de la France contemporaine et de son histoire. Mon premier roman Pourpre était écrit par une Anglaise installée à Paris qui parlait de son pays d’adoption. Le deuxième, Les canards du Golden Gate, évoquait la France vue de la Martinique. Je n’ai jamais voulu écrire un essai, j’ai toujours créé des personnages qui aiment la France, qui parlent de la France, c’est aussi ce que je fais comme critique littéraire à Paris Match toutes les semaines. Et puis l’occasion s’est présentée, je voulais parler de ma grand-mère Simone Martin-Chauffier, fille d’amiral originaire de Brest, et j’ai choisi une Anglaise pour en incarner l’avatar. Il me semblait plus naturel qu’une Anglaise porte de tels jugements sur la France, puisse estimer que ce pays n’est pas toujours à la hauteur de son histoire… Je voulais raconter cela et comme d’habitude, je me sens toujours plus à l’aise pour décrire des femmes plutôt que des hommes.

Vous avez plus de facilité à vous mettre dans la peau d’une femme plutôt que dans celle d’un homme??

Je n’ai pas d’explication à cela mais c’est le cas. J’ai envie d’aimer mes héros, je suis un homme, je suis fasciné par les femmes que je trouve toujours plus grandes comparé à la petitesse des hommes. Dans la vie, les femmes portent les gens, leurs familles, elles sont plus courageuses en tout dans le quotidien. Au fil des années, je vais avoir 60 ans, j’ai acquis la certitude que le plus important n’est pas le fait d’écrire l’histoire, non, le plus important, ce sont les enfants, la famille, en l’occurrence le cœur de la vie humaine. Et il est porté par les femmes, avec leurs forces, leurs secrets, leurs troubles aussi. C’est tout cela la magie du féminin. Lorsque l’on me demande s’il est difficile de me mettre dans la peau d’une femme, je réponds que je connais beaucoup plus de femmes que d’hommes. Des hommes, je ne connais peut-être que moi. Et comme je pense qu’il n’y a pas de différences entre les hommes et les femmes, je n’ai aucune difficulté à entrer dans mes personnages.

Qui est-elle cette femme justement??

En général, j’explore des temps courts de la société française. Dans ce roman j’ai voulu travailler sur un temps beaucoup plus long qui va de 1938 au début des années 80. Je voulais parler de ma grand-mère, de sa passion pour la Bretagne qu’elle m’a transmise, de son amour pour l’Île aux Moines et la maison que nous y possédons, mais aussi de son penchant pour le jeu, l’amour de la vie. Attention ce n’est pas, loin de là, un portrait de ma grand-mère, les caractères sont bien présents mais Marge est vraiment un personnage de fiction. Elle entre en résistance par jeu. Son argument est le suivant?: je me bats parce que les Allemands attaquent l’Angleterre. Marge est drôle comme l’était ma grand-mère. Ma grand-mère était libre, elle avait des aventures amoureuses dont elle ne se cachait pas. On croit que la période actuelle est la plus libre de l’histoire, ce n’est pas vrai. Lorsque la mort circule on accélère toujours le sentiment.

Vous n’êtes pas tendre avec Marge. Vous dressez le portrait d’une femme légère, inconsciente, inconsistante quelquefois, qui se dresse toujours contre ce qu’elle juge inacceptable.

C’est vrai, mais Marge n’est pas futile, loin s’en faut, elle n’aime pas le moralisme, c’est tout. Elle est aussi la mauvaise conscience des Français lorsqu’elle leur dit «?quand on s’est battu contre les Allemands on ne peut pas se battre contre les Algériens que l’on occupe?». Son amant Mathias ne comprend rien à l’histoire, il est toujours du mauvais côté, il se bat pour l’Algérie française, à contre-courant. Marge comprend le sens de l’histoire, et elle dit oui aux plaisirs et toujours «?Non?» (comme l’indique le titre) au moment des grands choix, aux grandes heures de l’histoire. Marge est une bourgeoise rétive aux idées reçues. Elle est indignée lorsque les communistes récupèrent la Résistance, elle est droite, toujours. Et elle n’a pas peur de dire que tous ceux qui ont écrit et fait l’histoire sont des aristocrates et que lorsque la gauche prend le pouvoir, les bains de sang coulent. Bien entendu là, c’est le passionné d’histoire qui prend la parole. Marge est une femme qui reconnaît les qualités de tous. Elle sait que souvent des bourgeois ont garni les premiers rangs de la Résistance, elle reconnaît que les communistes ont rejoint la Résistance plus tard mais qu’ils ont été très efficaces. La dernière scène du roman raconte l’enterrement de mon grand-père, une cérémonie incroyable. Mon grand père étant résistant?; les communistes étaient présents en délégation et ma grand-mère, comme Marge, a pleuré lorsqu’elle a entendu Le chant des partisans.

Dans tous vos romans vous abordez avec acuité l’histoire politique de la France. La Deuxième Guerre mondiale est une période fertile en l’occurrence. On retrouve tous ceux qui ont grenouillé dans le cloaque de Vichy et de la Collaboration et prennent le pouvoir par la suite. Vous dressez un portrait de Mitterrand qui interpelle.

Le problème de la France c’est que l’on demeure installé sur des idées reçues. Il faut avoir la carte comme l’on dit. Avec la carte on a tous les droits. Mitterrand en 1945 était un arriviste forcené, il était même très à droite. Quand il est arrivé à Vichy durant la guerre, il l’était déjà. Il a dit qu’il ne savait rien du traitement des juifs dans les années 40. Qui peut le croire?? Il a reçu la francisque des mains de Pétain. Il est l’incarnation de l’hypocrisie politique. J’ai un grand respect pour le chef d’État qu’il a été mais il faut lui reconnaître ce passé. Marge a rencontré Mitterrand en 1945, elle l’a jugé très vite et a compris l’opportuniste qu’il était, a reconnu le séducteur impénitent dès son premier discours. Il est nécessaire pour un romancier aussi de rétablir la vérité. Aujourd’hui en France, des gens se dressent en tribunal de la liberté. Mitterrand était entouré de gens qui clamaient que la France avait toujours été dirigée par Pétain de Clovis jusqu’à de Gaulle, lorsque l’on sait d’où sortait Mitterrand cela interpelle.

Ce roman n’est-il pas aussi la plus grande histoire d’amour que vous ayez écrite??

J’ai commencé ce roman sans savoir où j’allais. Il y a un trio amoureux composé de Marge, de Blaise son mari et de Mathias son amant. Pour Marge, j’ai parlé de ma grand-mère, pour Blaise, je me suis inspiré de mon père. Il n’y a que le roman qui permette cette liberté, qui donne l’occasion de franchir les générations et les modèles. Des personnages comme Morvan, l’homme d’affaires de la Collaboration qui créera un journal avec Marge et Misia son amie n’ont pas existé. Je ne suis jamais allé au casino avec ma grand-mère, le roman donne une liberté totale. J’ai seulement voulu raconter l’histoire d’une femme libre avec quelques inspirations personnelles. J’éprouve une passion pour les romans que je partageais avec mon père, je voulais dire cela sur lui. Je me souviens que lorsque j’ai passé mon bac de français, je suis tombé sur la question suivante?: Quelles sont les qualités d’un grand roman?? Très scolairement j’ai parlé de Michel Butor, de Marguerite Duras comme cela était aussi requis. Lorsque j’en ai parlé à mon père, il a évoqué Guerre et paix, Autant en emporte le vent. Il avait raison. Bien sûr lorsque j’ai entamé ce livre je ne pensais pas à cela. Mais un roman a son déroulement interne. Marge a épousé Blaise croyant en aimer un autre et, au final, elle se rend compte que c’est bien de son mari qu’elle était éprise. Mathias n’est qu’un héros romantique, creux comme le vent, qui choisit toujours le mauvais vent de l’histoire. Il me permett7 p.ait aussi, par son nationalisme, de parler de la Bretagne. Voilà comment on écrit un roman, en se laissant porter par ses personnages et ses passions?!




La femme qui dit non de Gilles Martin-Chauffier, Grasset, 2014, 34
 
 
D.R.
« Lorsque la mort circule on accélère toujours le sentiment. » « on écrit un roman, en se laissant porter par ses personnages et ses passions. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166