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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien

Philippe Delerm n’avait pas livré de romans depuis plusieurs années. L’homme l’avoue, il a toujours préféré les textes courts, a toujours eu du mal à se frotter à l’œuvre romanesque qu’il juge ardue, voire étouffante. Avec Elle marchait su un fil, il décrit le destin d’une femme perdue dans ses rêves passés, convaincue que tout est toujours possible et que la vie ne repose finalement que sur un fil. 

Par Laurent Borderie
2014 - 05
Marie a 50 ans, elle est au mitan de se vie, semble le savoir, le comprendre, le saisir… À la croisée des chemins une variété immense de choix s’offre à elle, mais c’est la solitude qui s’invite à sa table. Pierre, l’homme avec lequel elle a vécu durant plus de 25 ans l’a abandonnée pour une femme plus jeune. Son fils Étienne dans lequel, comme toutes les mères, elle avait déposé tous ses espoirs, a fui la carrière de comédien qu’elle avait bâtie inconsciemment pour lui. Même son vieux voisin André qui vivait dans la maison mitoyenne de sa résidence secondaire en Bretagne l’a quittée. L’homme avec lequel elle pouvait parler des heures durant de sa passion pour la littérature et notamment pour l’œuvre de Marcel Proust est parti s’éteindre à petit feu dans une maison de retraite. S’il n’y avait pas Léa, sa petite fille, et son métier d’attachée de presse dans l’édition littéraire, Marie n’aurait plus aucune raison réelle d’exister. Lorsque la solitude l’enivre, Marie est de ces femmes qui fuient en avant, construisent des châteaux-forts, s’embarquent sur des chimères. Une douce folie l’enivre lorsqu’elle rencontre ses nouveaux voisins. Comme son fils il y a une dizaine d’années, ils rêvent d’être comédiens. Dès lors, Marie s’invitera dans leur maison et tentera de réaliser le projet dont elle avait rêvé lorsque Étienne était encore comédien… Écrire un spectacle pour une troupe… La passionnée de Proust a toujours voulu créer, écrire des spectacles, donner à voir, entendre et sublimer. Contre vents et marées elle ira jusqu’au bout de ce rêve…. Mais un rêve doit il être abouti?? Que se passe-t-il lorsque les héros veulent toucher le soleil?? 

Il y avait longtemps que vous n’aviez pas publié un roman. Que fait un écrivain lorsqu’il ne publie pas??

J’ai publié de très nombreux textes courts qui sont ma marque de fabrique. J’aime l’idée d’écrire un roman mais pour moi ce n’est pas quelque chose de naturel de passer par l’œuvre romanesque. Pourtant je pensais qu’il était important dans ce moment de ma vie qui est celui de la découverte de la retraite professionnelle de m’inscrire davantage dans des vies, des destinées. Il arrive un âge dans la vie où il est nécessaire de savoir ce qui est important. J’ai déjà eu l’occasion de faire découvrir ce roman à quelques proches qui ont cherché à me reconnaître, à imaginer mon rapport avec mon fils Vincent qui est chanteur. Ce n’est pas que cela, c’est aussi un retour sur ma carrière d’enseignant qui a passé des années à faire découvrir le théâtre à des générations d’élèves. J’ai toujours placé le spectacle, le théâtre, au dessus même de la littérature exactement comme Marie mon héroïne. Mais suis-je Marie?? Je ne le crois pas. Au contraire, je peux l’assurer, ce roman est le premier que j’écris vraiment, j’ai conscience que tous les personnages me sont extérieurs, nourris par mon expérience mais totalement extérieurs.

Ce roman commence par une musique de film que Marie écoute avec passion, une musique de Georges Delerue qui a été un grand compositeur du XXe siècle et qui représente pour beaucoup de cinéphiles la quintessence même de la musique au cinéma. Est-ce pour mieux embarquer le lecteur dans un roman qui se lit comme on regarde un film??

Vous avez entièrement raison?; la métaphore de la musique de film s’est imposée à moi dès le début. Je pense que beaucoup de vies sont accompagnées ? ou pourraient l’être ? par une musique de film. Si ce n’est pas le cas, elles devraient l’être. Marie aime la musique d’un film peu connu qui s’intitule Le roi de cœur et dans lequel, durant la deuxième guerre mondiale, une ville envahie par les troupes allemandes est vide de ses habitants. Les résidents d’un asile de fous sont libérés et s’installent dans la cité. Pour eux la ville est belle, la vie l’est aussi alors que nous sommes en pleine débâcle. J’ai l’impression, j’ai la certitude même, que Marie fait partie de ces gens qui pensent que l’envers est plus intéressant que l’endroit. Ces gens pour lesquels, de l’autre côté du rideau, au cœur du spectacle, tout est plus beau… Comme au cinéma. J’ai voulu imposer une forme de regard distancié c’est vrai. Comme pour mieux insister sur la fragilité des destins. Le cinéma illustre remarquablement cela. 

Marie est fragile et forte à la fois, prête à tout pour bouleverser sa vie à 50 ans. Elle se rend compte qu’elle s’est trompée avec son fils Étienne, qu’elle appartient peut-être à une génération qui s’est trompée en accompagnant leurs enfants dans leur rêve. C’est un triste constat.
 
J’ai voulu insister sur une question sociétale qui a amené de nombreuses personnes de mon âge à influencer, quel qu’en soit le sens, les destins de leurs enfants. J’ai eu des élèves très doués pour le théâtre durant ma carrière d’enseignant et qui n’ont pas continué à cause de la pression sociale. J’ai voulu parler de cela. Pour l’humanité on peut se réjouir que Mozart soit tombé dans la musique dès son plus jeune âge. Mais je pense que les parents sont souvent trop lourds avec leurs enfants. Je me souviens d’un texte de Colette, elle écrivait que Sido laissait une totale liberté à ses enfants, mais en contre partie elle s’inquiétait toujours de savoir où ils étaient. Marie ne sait pas si elle a bien fait avec son fils. Le plus terrible au final pour les enfants, c’est l’absence d’intérêt.

Vous dressez un portrait sans concession du monde de l’édition aujourd’hui. Marie est attachée de presse, elle défend des romans, elle se rend compte de la vanité du moment, des livres à consommer qui sont aussi vite achetés qu’obsolètes et qui nourrissent des débats bien éloignés de la littérature.

Mon éditeur a remarqué la même chose. Mais c’est vrai, c’est aussi mon expérience. J’ai abordé ce monde par touche. J’ai publié d'abord sans la notoriété qui est venue très tard avec La première gorgée de bière et qui n'a pu se faire que par le bouche à oreille dans un premier temps. Ce livre a changé ma vie. Dans ce roman je parle du bouche à oreille pour le livre Le monde à portée de mains que Marie renoncera finalement à défendre. Je pense que le bouche à oreille est nécessaire pour faire lire un livre. Est-il nécessaire qu’il fasse les premières pages des journaux?? Je ne le crois pas. Le pouvoir des critiques n’est plus influent me semble-t-il. Le monde éditorial n’est plus en phase avec la vie. Pour preuve, La première gorgée de bière a fait l’objet de très peu d’articles critiques et de beaucoup d'autres qui essayaient d’analyser son succès. Pendant ce temps on ne parlait plus de littérature mais de succès. Sur les plateaux de télévision j’étais devenu malgré moi plus un spécialiste du bonheur qu’un écrivain. Pourtant, ce succès a changé ma vie m’a donné la liberté. On doit vraiment s’interroger sur le monde de l’édition aujourd’hui. 

On a l’impression que cette société du bonheur affiché ne vous agrée pas. Pierre, l’ancien compagnon de Marie l’assure?: «?ça me choque en tout cas de vivre dans une société où la mélancolie, la tristesse, sont des fautes qu’on n’avoue pas aux autres, et peut-être pas à soi même?».

Regardez autour de vous. Partout dans les journaux, les publications, sur les chaînes de télévision on ne parle que du bonheur. Je pense que le bonheur n’est pas une morale applicable en toutes choses. Aujourd’hui il y a une inflation du bonheur. Lorsque je suis à Paris, comme Pierre, je n’entends que des gens qui parlent fort et expriment leur bonheur de travailler, de vivre, de partir en vacances… Ils parlent trop fort pour parler vrai. Tout le monde est ivre d’un faux bonheur, les autres doivent se taire.

Justement, Marie dit à Pierre «?je voulais écrire pour dire que j’étais heureuse?» Pierre répond «?on n’écrit pas pour dire qu’on est heureux?». Pourquoi écrivez-vous??

Je viens d’une famille dans laquelle j’ai pris la place d’un enfant mort. Une amie m’a dit que j’étais un enfant tombeau. J’ai été aimé, très attendu, j’ai ressenti cela très tôt et j’ai toujours pensé qu’il fallait qu’un jour je rende tout cela. C’était comme un devoir, une charge. Je sais que j’ai redonné le goût de la vie à ma mère. Je sentais que je devais rendre des comptes, qu’il y avait une exigence, l’écriture est cette exigence. J’ai réussi par elle mais il n’y avait rien de jubilatoire, c’est un enfantement dans la douleur. Mon objectif est de transfigurer la tristesse. Je sais que je peux être maladroit dans le roman, il faut non seulement créer mais aussi beaucoup donner. Il faut créer des échos, une atmosphère, une énergie, c’est toute la difficulté du roman. C’est dur et magnifique à la fois.
 
Ce roman est construit comme une tragédie grecque. On ne touche pas la vérité. Marie semble toucher la vérité même de son existence et se retrouve condamnée.

C’est tout à fait cela?; dans notre monde, toucher la vérité c’est s’opposer aux autres, se différencier, se faire remarquer même si on ne le veut pas. La tragédie est l’exercice littéraire qui me touche le plus. La vie est une tragi-comédie, elle est faite de faux semblants et s’en amuser n’est pas suffisant. La tragédie c’est l’épure, c’est triste et beau. Seule la gravité donne du sens. J’avais envie de créer cela, je me suis mis au travail avec enthousiasme, avec plaisir et ce fut une vraie souffrance dans la réalisation puis une libération lors de son achèvement. Tout cela pour dire que le plus important dans l’écriture d’un roman c’est l’ivresse que cela donne lorsque l’on atteint la dernière page de notre récit.




 
 
© Laurent Bochet
« Le bonheur n’est pas une morale applicable en toutes choses. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Elle marchait sur un fil de Philippe Delerm, Seuil, 2014, 214 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166