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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien

Deux globe-trotteurs ont participé, dans le cadre du Salon du livre, à une table ronde sur les «?écrivains voyageurs?»?: Olivier Germain-Thomas et Christian Giudicelli. L’Orient Littéraire les a rencontrés.

Par Lamia EL SAAD
2013 - 12
Olivier Germain-Thomas a longtemps animé une émission de radio consacrée à la spiritualité sur France Culture. Il a également dirigé la collection «?Chemins d’éternité?» chez Pygmalion. Membre du comité d’administration de la Fondation Charles de Gaulle, romancier, essayiste, il est surtout un auteur spécialisé dans les pays et les religions de l’Extrême-Orient.

Comment vous est venue cette passion pour l'Asie??

J’ai éprouvé le besoin d’ouvrir des portes. Dans mon enfance et mon adolescence, j’ai été marqué par les cultures européennes et méditerranéennes, latines, grecques, arabes après un voyage au Maroc. Vers l’âge de 23 ans, j’ai choisi de m’ouvrir à d’autres civilisations, principalement l’Inde et le bouddhisme. Je me suis également intéressé, grâce à l’amitié du traducteur de Malraux en japonais, à la culture du Japon, puis à celle de la Chine. 

Partant du principe acquis que les guides touristiques ne sont pas «?conçus pour révéler le plus secret d’une ville ou d’un pays?», vous vous êtes imprégné de la culture indonésienne au point d’en adopter le langage et les expressions?; et de les adapter au français. C’est ainsi que vous avez intitulé votre dernier ouvrage Manger le vent à Borobudur parce que le verbe marcher se traduit par «?manger le vent?» en indonésien. Comment avez-vous fait pour respirer véritablement l’air du pays et pour vous en imprégner totalement, au-delà des clichés et des apparences trompeuses??

Il s’agit d’être disponible. J’ai voyagé seul, suivant mon instinct, m’arrêtant dans des villages et des endroits perdus, empruntant des bus, des trains, marchant beaucoup… Je crois que c’est de cette manière qu’il est possible de ressentir un pays. Cela dit, je me suis beaucoup plus imprégné de la culture de l’Inde que de la culture de l’Indonésie où je ne me suis rendu qu’une fois. Mais j’y ai découvert le temple de Borobudur qui est le plus grand temple bouddhique au monde et j’ai été fasciné par la force des symboles de ce sanctuaire et de l’énergie spirituelle qu’il dégage. À partir de là, j’ai arpenté Java pour retrouver les traces de la culture de l’Inde. Je suis même allé à Bali qui est un cliché touristique, mais où j’ai pu assister à une cérémonie religieuse animiste, shamanique, conduite avec une grande authenticité.
 
Ne risque-t-on pas, à trop voyager et à trop s’imprégner des cultures des autres, de perdre un peu de sa propre identité??

Au contraire. Plus j’ai avancé dans la connaissance des autres cultures, plus je me suis senti solidement attaché à ma propre culture. Je cite souvent cette phrase de Malraux qui disait qu’il voulait  établir avec le Japon un «?dialogue racines contre racines?». Je suis fidèle à ma langue, à mon pays, à mes racines chrétiennes et méditerranéennes?; et cela ne m’empêche nullement de dialoguer avec un pandit hindou dont la culture s’appuie sur d’autres bases que les nôtres. Méfions-nous d’une fausse universalité qui voudrait éradiquer les différences. Il n’y a aucune incompatibilité entre la curiosité à l’égard des autres cultures et la fidélité à sa propre culture. 

Vous avez écrit Un matin à Byblos. Comment cet ouvrage est-il né??

Il est né d’un coup de foudre quand j’ai découvert le site?! Il n’est pas dû à ce que l’on voit et dont il ne reste, d’ailleurs, pas grand-chose… mais à ce que le site suggère et que l’on devine?: un véritable «?millefeuille?» de l’histoire des hommes et des langues. Un matin, je me suis trouvé heureux à Byblos. Depuis, j’y retourne à chacun de mes voyages au Liban.

Nous aurions pu être tentés de croire que le phénomène des écrivains voyageurs est directement lié à la mondialisation?; au fait que les distances ne sont plus un obstacle et que le monde est de plus en plus considéré comme un village… Et pourtant, ce phénomène ne date pas d’hier et remonte à une époque où voyager était une entreprise beaucoup plus hasardeuse qu’aujourd’hui. Comment l’expliquez-vous??

Les voyages de Montaigne ou de Stendhal étaient certainement plus complexes que ceux que nous pouvons entreprendre aujourd’hui. Dans mes voyages, j’ai toujours tenté de suivre l’écorce terrestre et la surface de la mer?; je trouve que les voyages par avion, que je pratique également, bien sûr, nous empêchent de ressentir la profondeur des cultures. Il est évident que je ne voyage pas comme voyageait Montaigne, mais j’essaie de voyager dans le même esprit, en mettant de la fantaisie dans mes livres.

La spiritualité est un sujet qui vous tient à cœur…
 
En étudiant de manière objective l’histoire de l’humanité, nous pouvons observer que tout ce qui est venu des religions a très profondément façonné les millénaires de nos civilisations. De par mon attirance pour le monde invisible, je me suis naturellement intéressé aux principales religions. L’une des missions que je me suis fixées au cours de ma vie était d’essayer de les comprendre de l’intérieur. Ce n’est pas facile. Il faut fuir l’esprit de collection, c’est pourquoi je me suis surtout tourné vers le bouddhisme et l’hindouisme. Ce qui est encore mieux que la lecture des textes sacrés, c’est la rencontre avec des êtres qui portent cette spiritualité. Le fait de vivre dans des communautés religieuses a été une expérience décisive qui n’a pas affecté mon attachement au christianisme.

Vous êtes membre du conseil d’administration de la Fondation Charles de Gaulle. D’où vous vient cet attachement pour le général de Gaulle et que reste-t-il aujourd’hui de son héritage??

En ce qui me concerne, il s’agit d’un héritage familial puisque j’ai eu la chance de naître dans une famille qui était liée à la Résistance. Enfant, j’ai été nourri au lait du gaullisme. J’ai essayé de servir de Gaulle en mai 1968 et en 1969. En 1970, j’ai participé à la création de l’Institut Charles de Gaulle qui est devenu maintenant une fondation. Nous avons une assez grande activité sur le plan diplomatique. Nous nous sommes beaucoup occupés de l’Afrique au moment de l’anniversaire des indépendances. L’année dernière, nous avons participé à l’organisation de la rencontre entre la chancelière allemande et notre président de la République. Nous avons tissé des relations avec la Chine, le Mexique et le reste de l’Amérique latine. Aujourd’hui, la politique française n’est pas dans la ligne de ce qui serait souhaitable pour suivre l’exemple de Charles de Gaulle. Mais je suis frappé par le fait qu’il reste tout de même la nostalgie d’une véritable indépendance, de la fidélité à une identité ouverte sur le monde et d’une plus grande justice sociale… J’espère donc que nous retrouverons un jour les chemins du gaullisme.


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Christian Giudicelli est romancier, dramaturge, chroniqueur littéraire et à l’origine de la collection «?Le sentiment géographique?» chez Gallimard. Il est par ailleurs membre du comité de lecture chez Gallimard et membre du jury du prix Renaudot. Il est également l’auteur de deux ouvrages sur la Tunisie dont le plus récent s’intitule Tunisie, saison nouvelle.

Comment faites-vous pour concilier toutes vos activités avec celle d'écrivain voyageur et quelle est celle qui vous définit le mieux??

Je crois que c’est le fait d’être écrivain?; c’est parce que je suis écrivain que j’ai développé toutes ces autres activités. C’est ce qui m’a amené à diriger une collection intitulée «?Le sentiment géographique?» chez Gallimard. J’aime écrire pour le théâtre. J’aime aussi écrire des fragments de journal intime qui ont souvent pour point de départ un voyage?; cela me permet de dévoiler des choses plus autobiographiques que dans une pièce.

Pendant que le monde regarde ailleurs, vous retournez en Tunisie auprès de ceux dont la révolution a été confisquée et qui se demandent où est leur victoire. Peut-on considérer que, d’une manière générale, la démarche de l’écrivain voyageur a quelque chose de très camusien au sens où elle produit une littérature engagée??

Oui, certainement. Mais d’un autre côté, je ne suis ni ethnologue ni sociologue. Je suis retourné plusieurs fois en Tunisie et j’y ai rencontré des personnes appartenant à toutes les classes sociales. J’ai le sentiment que c’est en discutant simplement avec ces personnes-là que l’on peut approcher une certaine vérité. Ce que je reproche aux sociologues, c’est d’accorder trop d’importance aux statistiques et aux chiffres, notamment lorsqu’il s’agit de chiffrer les victimes des émeutes, et de passer complètement à côté d’une certaine sensibilité. Ce qu’il faut, c’est écouter… écouter les autres, surtout si les opinions sont divergentes.

Dans votre dernier ouvrage Tunisie, saison nouvelle, vous décrivez «?une société encore en crise mais étonnamment vivante?». Alors, cette saison nouvelle, serait-ce l’automne, l’hiver… l’été malgré tout??

Je pense que je me tromperais si je devais tenter d’anticiper l’avenir. Je ne suis pas un spécialiste et, d’ailleurs, les «?spécialistes?» sont ceux qui se trompent le plus souvent. Mais, en dépit de tout, j’ai pu observer une extraordinaire vitalité chez le peuple tunisien et j’espère que cette vitalité le sauvera. La jeunesse tunisienne est pleine de projets… Même si les jeunes ont bien souvent du mal à trouver un travail qui soit à la hauteur de leurs qualifications… la vitalité est là?! Il y a, malgré tout, dans ce pays, une certaine harmonie qui me touche énormément. Je crois que tout est encore possible et qu’il y a des raisons d’espérer.

Vous dirigez chez Gallimard une collection intitulée «?Le sentiment géographique?», un sentiment que vous définissez en citant Michel Chaillou par «?cette évidence confuse que toute rêverie apporte sa terre?». Pouvez-vous nous en dire davantage??

Les descriptions au sens camusien du terme sont, bien entendu, importantes. Mais pour envisager un pays, il faut le voir et le sentir?; aller à la rencontre de ses habitants pour en découvrir la face cachée à travers des regards et des petites choses souvent insignifiantes en apparence. Tout cela permet de rêver le pays. Lorsque l’on voyage, il faut le faire avec l’intention de s’oublier un peu?; c’est l’autre qui compte?! Il ne faut donc pas projeter sa propre rêverie sur l’autre. Il s’agit principalement de voir et de ressentir bien plus que de décrire avec précision. Un auteur décrira les lieux où il a l’habitude d’aller et auxquels il est attaché. Il peut aller à Rome et ne pas mentionner le Colisée. Il faut aimer ce que l’on décrit?; sinon c’est comme décrire un squelette au lieu de décrire un être de chair et de sang.

Vous avez fait le choix peu commun d’écrire votre pièce de théâtre Tour de piste à la première personne. Par ailleurs, le personnage principal porte votre prénom et se trouve être... écrivain. Quelle est la part de l’autobiographie dans cette pièce et peut-on parler, dans ce cas précis, de voyage intérieur??

C’est effectivement un voyage intérieur, mais c’est une autobiographie à l’envers. Le point de départ est un personnage qui essaie d’écrire?; de la même manière que lorsque j’étais jeune, moi qui suis un provincial, je me suis rendu à Paris pour écrire et j’ai eu la chance d’y faire des rencontres importantes. Mais pour tout le reste, l’histoire de ce personnage est ce qu’aurait été mon histoire si j’avais échoué?; Chris est l’écrivain raté que j’aurais pu devenir. J’ai essayé, tout au long de cette pièce, de le rendre sympathique et attachant. Je raconte l’histoire de la vie de ce personnage en accéléré. J’ai tendance à dire qu’il faut écrire avec une gomme?; et supprimer tout ce qui n’est pas absolument indispensable à la compréhension du récit. Le premier jet était deux fois plus long que la version finale.

Vous avez déjà publié plusieurs pièces à succès. D’où vous vient cet intérêt pour le théâtre??

Enfant, je voulais être acteur. J’ai d’ailleurs joué dans quelques pièces avant de réaliser, très vite, que j’étais mauvais. J’ai alors décidé de renoncer à cette carrière et d’écrire pour le théâtre. Il y a plusieurs chemins dans le domaine artistique, mais il n’y en a qu’un seul qui soit le bon. J’aurais également aimé être chef d’orchestre. Même si j’écris parce que c’est ce que je réussis le mieux et que tel est mon chemin, je suis peut-être encore plus attiré par la musique et la peinture que par la littérature. 

Vous êtes membre du jury du prix Renaudot et membre du comité de lecture chez Gallimard. À ce double titre, quel regard portez-vous sur la littérature française contemporaine??

Elle est très éclatée?! Lorsque j’étais jeune, il y avait en France la tendance du nouveau roman. Par la suite, il y a eu une espèce d’éclatement général?: aujourd’hui, les nouveaux manuscrits relèvent aussi bien du roman traditionnel que d’autres genres très différents. C’est extrêmement varié, un peu à l’image de la société. S’il fallait détacher une petite tendance, ce serait sans doute celle de l’autofiction?: des fictions écrites à la première personne. C’est peut-être ce qui remplace aujourd’hui le roman. C’est une littérature plutôt féminine?: nous pouvons citer Katherine Pancol et Amélie Nothomb, par exemple. Les hommes ont un peu plus de mal à se dévoiler et à se livrer à ce genre d’exercice.


 
 
© C. Hélie / Gallimard
«  Un matin, je me suis trouvé heureux à Byblos  » « Lorsque l’on voyage, il faut le faire avec l’intention de s’oublier un peu ; c’est l’autre qui compte ! »
 
BIBLIOGRAPHIE
Manger le vent à Borobudur de Olivier Germain-Thomas, Gallimard, 176 p.
Tunisie, Saison nouvelle de Christian Giudicelli, Gallimard, 160 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166