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Entretien
Scholastique Mukasonga ou le chant des morts
Survivante d’une famille décimée par le génocide rwandais, Scholastique Mukasonga écrit, livre après livre, un tombeau de mots à la mémoire des siens. Prix Renaudot en 2012, Notre-Dame du Nil est son premier véritable roman. Il explore la machine de haine qui a mené à l’inconcevable dans le huis clos d’un lycée pour jeunes filles.

Par Lucie Geffroy
2013 - 08
Dans la postface de votre premier récit Inyenzi ou les Cafards (2006), Boniface Mongo-Mboussa écrit que votre écriture émane de la volonté de donner aux disparus « une digne sépulture de mots à la fois pour apaiser les vivants et sanctifier les morts ». Notre-Dame du Nil émane-t-il de ce même désir ?

Oui, absolument. Pour qu’un peuple se réconcilie, il doit d’abord comprendre pourquoi il s’est déchiré. J’ai conçu ce roman pour expliquer comment avait pu s’installer le climat de haine qui a conduit au génocide des Tutsis au Rwanda. Les différences entre les Hutus et les Tutsis étaient avant tout économiques. Les Hutus travaillaient la terre et les Tutsis possédaient les vaches. Mais petit à petit, les Rwandais ont été enfermés dans des catégories, des ethnies fabriquées par les colonisateurs. Mon personnage de M. de Fontenaille symbolise cette manipulation. C’est un vieux colon qui répand le mythe du Tutsi qui viendrait d’ailleurs, étranger dans son propre pays, le Tutsi qui serait un pharaon noir, un Juif issu d’une tribu perdue d’Israël, le fils du mythique Cham. Le personnage de Gloriosa, quant à lui, incarne le résultat de cette manipulation. Il montre comment les Hutus sont devenus profondément haineux, au point de ne plus tolérer l’autre. 

Vous montrez  que la haine raciale était présente bien avant le génocide de 1994.

Oui, dès les années 1960 et 1970. Cela dit, je ne veux pas tomber dans le cliché du discours qui consiste à dire que les Africains ne sont pas responsables. Je ne nie pas la responsabilité des Rwandais qui ont assassiné leurs frères et sœurs à coups de machette. Ils ont été ou seront jugés par la justice. De même, je pense que les vrais concepteurs du génocide, ce sont les intellectuels rwandais. Et malheureusement, certains ont échappé à la justice et vivent encore protégés en France ou en Belgique. 

Quelle est la part d’autobiographie de Notre-Dame du Nil ?

Inyenzi ou les Cafards (2006) était un récit clairement autobiographique. Avec Notre-Dame du Nil, j’ai voulu pousser plus loin le caractère fictionnel du récit. Je l’ai écrit à partir de mes expériences vécues, mais en adoptant le point de vue du témoin qui constate des choses de l’extérieur. Le récit se passe en 1973. Ce fut une année très importante pour moi : cette année-là, je suis devenue l’exilée, j’ai été choisie par mes parents pour être la mémoire de la famille. J’ai donc pu accéder à l’enseignement secondaire. Moi aussi j’ai fréquenté un lycée d’élite féminine, le lycée Notre-Dame de Citeaux à Kigali. J’ai fait partie de ce quota de 10 % de Tutsis dans les classes, comme Virginia et Veronica. 

Dans vos romans, les noms des personnages jouent un rôle très important. Tous les protagonistes  de Notre-Dame du Nil ont un deuxième nom lourd de sens, comme par exemple Virginie qui s’appelle Mutamuriza, « Celle-qui-ne-pleure-jamais ».

Au Rwanda, le nom n’est jamais donné au hasard. On le donne en fonction des circonstances de la naissance de l’enfant. Dans mon roman, je nomme Gloriosa, Nyiramasuka « Celle-de-la-houe », parce qu’elle est la porte-parole du « parti du peuple majoritaire », le peuple de la houe. Elle est censée représenter les « vrais » Rwandais et sa mission est de sauvegarder la pureté du Rwanda. Tous les noms que j’ai donnés à mes personnages étaient ceux que l’on donnait dans les années 1960, au moment justement où les critères de division entre Hutus et Tutsis ont commencé à devenir ethniques.

Que signifie le vôtre : Mukasonga ?

Il a deux significations. Pour bien les comprendre, il faut se rappeler que dans les sociétés africaines, les parents veulent beaucoup d’enfants. Et de préférence des garçons. Le schéma idéal, c’est cinq garçons et deux filles qui occupent les places d’aînée et de cadette. Dans ma famille, il y a d’abord eu une aînée, puis deux garçons, puis encore une fille. Jusque-là, mon père était satisfait. Il aurait bien aimé avoir un garçon, mais c’est  moi qui suis arrivée. Alors mon père s’est écrié : mukasonga ! C’est-à-dire : encore !? En kinyarwandais, « songa » signifie aussi le sommet, avec une notion de complétude. Aujourd’hui, comme j’ai rempli mon devoir de mémoire à travers mes livres, je pense que c’est la seconde signification qui est la bonne ! 

« Au Rwanda, il y a tant de choses dont on ne doit jamais parler », dit un personnage dans le livre. Quels sont les principaux tabous de la société rwandaise ?

À mon époque, les tabous étaient très nombreux. Notamment dans le domaine de la féminité. Les femmes ont longtemps été considérées comme des machines à produire des enfants. La contraception, on n’en parlait jamais ! Certains mots autour de la sexualité n’existaient pas en kinyarwandais. Je n’ai jamais entendu ma mère prononcer le mot qui désigne le sexe masculin ou féminin. Le fait d’écrire en français m’a autorisée à évoquer certains sujets, comme par exemple le passage sur les règles des jeunes filles dans Notre-Dame du Nil. Parce qu’il n’est pas écrit dans ma langue maternelle et parce qu’il s’agit d’une fiction, Notre-Dame du Nil m’a permis d’exorciser bien des sujets. Aujourd’hui, la plupart de ces tabous sont tombés. 

Quels auteurs vous inspirent ? Quelles sont vos influences ?

J’ai commencé à m’intéresser à la littérature de la Shoah après avoir écrit Inyenzi ou les Cafards. Elie Wiesel et Primo Levi sont mes fidèles compagnons.

Votre roman fourmille de personnages, d’anecdotes. En même temps, l’écriture est tellement fluide qu’elle semble procéder d’un seul souffle. Comment écrivez-vous ?
 
Je n’ai pas de méthode. Quand j’écris, je pense à ma mère qui était une grande conteuse. Ce que j’écris doit pouvoir être lu à voix haute comme un conte à la veillée.

Vous travaillez comme assistante sociale en Normandie. Est-ce difficile de concilier votre métier avec votre activité d’écrivain ?

Je suis avant tout assistante sociale. C’est le génocide qui a fait de moi une écrivaine. J’ai toujours besoin d’un contact avec la réalité sociale et ses problèmes. J’ai exercé au Burundi pour l’Unicef auprès des paysannes des collines et je n’ai pas été dépaysée par le public français. Tant que cela me sera possible, je ne compte pas abandonner ma profession.

Comment se porte la littérature rwandaise ?

Il est bien difficile de parler d’une littérature rwandaise. La littérature ne jouissait pas au Rwanda du prestige qu’elle semble avoir eu pour les intellectuels francophones des anciennes colonies françaises. Les intellectuels rwandais se voulaient plutôt historiens, philosophes, voire théologiens. Le génocide a suscité des témoignages souvent coécrits avec des journalistes. Il est très difficile pour un Rwandais vivant au Rwanda de trouver à être publié. J’espère que mes livres et mon prix éveilleront des vocations.




 
 
D.R.
« C’est le génocide qui a fait de moi une écrivaine. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Notre-Dame du Nil de Scholastique Mukasonga, Gallimard, 222 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166