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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Abi Samra, de la réalité à la fiction
La Mort de l’Éternité syrienne, dernier ouvrage de Mohamad Abi Samra, décrit, à travers les témoignages de cinq personnes, les multiples facettes de la société syrienne depuis le massacre de Hama en 1982 jusqu’à la révolution actuelle. 

Par Tarek Abi Samra
2013 - 02
Né à Chebaa en 1953, Muhammad Abi Samra partage son activité entre le journalisme et l’écriture de romans. Une même thématique traverse ses trois romans : le conflit opposant des racines culturelles paralysantes à la modernité occidentale que les sociétés arabes n’arrivent pas à intégrer. Cet antagonisme est incarné par des personnages s’acharnant à se libérer de leurs origines, mais qui s’aperçoivent que leurs tentatives de changer leur destin sont vaines et illusoires.

Le second versant de son œuvre est formé de quatre livres d’investigation retraçant les expériences de vie de certains individus afin de refléter le contexte social plus large du monde arabe. Dans l’entretien qui suit, nous nous sommes intéressés aux techniques employées pour la rédaction de ces livres d’enquête, et à la comparaison entre écriture journalistique et écriture romanesque.

Votre carrière de journaliste débute en 1977 ; celle de romancier, en 1990. Pourtant, après la publication des Résidents des Images, votre dernier roman paru en 2003, vous vous êtes consacré à l’écriture de livres d’investigation. Il semble qu’une certaine coupure avec l’écriture romanesque a eu lieu.

Non, rien n’a changé, je suis même actuellement en train d’écrire un roman ; mais j’ai pris au sérieux mon travail de journaliste ‒ trop, dirais-je même. Il consume ainsi beaucoup de temps et d’énergie que j’aurais pu consacrer à la rédaction de plusieurs romans. Ce sérieux est quelque chose que je me suis imposé, surtout à cause de l’incapacité où je me trouve d’écrire à la manière journalistique normale. Ce qui m’intéresse, c’est de mener des investigations de terrain me permettant de retransmettre des faits concrets, palpables, en me basant sur des témoignages de gens ordinaires, dont l’existence mérite d’être racontée car elle reflète toute une problématique sociopolitique.

Une de vos techniques consiste à enregistrer, transcrire puis réécrire plusieurs longs entretiens avec une même personne. Mais que faites-vous de plus ?

Il m’est crucial de bien connaître mes interviewés, ce qui ne se réduit ni à une simple fréquentation ni au fait de les entendre parler de leurs vies ; c’est une conjonction et une intensification de ces deux facteurs : si quelqu’un vous raconte son existence tout au long de huit séances de deux heures chacune, vous arrivez alors à le connaître plus qu’il ne se connaît lui-même. Mais l’essentiel reste de l’amener à voir sa vie d’une nouvelle perspective. Pour clarifier cette idée, disons que la plupart des gens ont retenu par cœur une version toute prête de leur histoire personnelle qu’ils peuvent débiter à quiconque voudrait les entendre. Mais la vie réelle a peu de rapport avec cette version préfabriquée, et c’est mon rôle d’aller au-delà, non en imposant à quelqu’un ma propre version, mais en réveillant sa mémoire, en lui demandant de raconter très lentement chaque incident tout en se rappelant les personnes y ayant participé et les rôles qu’ils ont joués.

Mais il y a encore un élément supplémentaire : dans votre dernier livre, chaque témoignage possède la structure d’une nouvelle ou même d’un roman. Cette structure narrative était-elle déjà présente dans les récits initiaux, ou est-ce quelque chose de surajouté ?

Cela fait partie d’un processus de création littéraire qui transforme une matière première en un récit ressemblant par nombre de ses aspects à un roman. La matière brute, c’est le discours en langue parlée ; je dois complètement le façonner, le réécrire en langue arabe classique, le dramatiser, le relier à un environnement social et politique, en faire un tout cohérent pour le sortir de son état de confusion originel.

Vous insérez donc des éléments qui n’existaient pas dans le récit initial.

Oui, mais j’essaie toujours de rester fidèle à l’esprit du récit initial.

Est-ce réussi selon vous ?

J’ai deux sentiments contradictoires. Parfois, j’ai l’impression de n’avoir rien modifié, d’être entré dans la peau de l’interviewé en m’appropriant son expérience, devenant ainsi capable de raconter son histoire avec une fidélité absolue. Mais certains moments, un doute me hante, et je me dis alors la chose suivante : Je me suis approprié cette personne, j’ai accaparé sa vie que j’ai entièrement transformée et à partir de laquelle j’ai bâti un édifice qui est ma propre création, un édifice ne ressemblant guère à cette matière première presque chaotique qu’était le récit initial. Ces sentiments se retrouvent aussi dans la relation du romancier à ses personnages fictifs : il se sent si proche de ses créations, il se dit qu’il les connaît parfaitement, ce qui n’empêche qu’elles peuvent parfois lui échapper totalement.

Vos comparaisons entre écriture journalistique et écriture romanesque me ramènent à l’esprit votre second roman, L’Homme que je fus, écrit à partir de plusieurs enregistrements faits avec une même personne. Quelles différences y a-t-il entre cette méthode de travail et celle que vous employez pour vos livres d’enquête ?

Même s’il est basé sur des enregistrements, un roman est plus difficile à écrire : c’est un travail lent, qui demande plus d’efforts et de réflexion. De plus, je ne me sens pas enchaîné par un devoir de fidélité : aucune phrase de ce roman ne fut prononcée par l’homme dont le témoignage avait pris plus de vingt heures à enregistrer et deux cents pages pour le retranscrire en langue parlée, témoignage qui devait originellement servir pour une recherche académique de sociologie. Or, cessant de vouloir l’utiliser dans ce dernier but et le transformant en un roman, je n’ai gardé du récit initial que certains incidents et l’ambiance générale. J’imagine cependant que le personnage fictif est plus proche de cet homme que celui-ci ne l’est de lui-même, tout en lui demeurant étranger. C’est comme si le personnage romanesque avait permis à la personne réelle de connaître certains aspects de son existence qu’elle n’aurait jamais pu connaître autrement.

Ce personnage est tiraillé entre deux pôles. Le premier, son « noyau originel et dur », représente son destin auquel il tente vainement d’échapper ; le second, ce sont ses désirs et ses fantasmes qui lui donnent l’illusion d’avoir changé ce destin, mais le ramènent inéluctablement au même noyau originel. Il me semble qu’une expression employée par le personnage résume cette problématique : il se dit vivant avec « un cœur de vieille tortue et des ailes de papillon »...

Résumer n’est jamais l’objectif d’un roman ; il s’agit, au contraire, de développer et de détailler. Quant à cette expression, elle est un des résidus de l’écriture de la poésie que je pratiquais durant ma jeunesse. Elle peut faire comprendre au lecteur un aspect du personnage, mais ne le résume pas, rien ne peut résumer un personnage. Cet aspect est l’opposition entre deux univers : d’une part, les racines reliant le personnage à un passé ancestral, à une origine dont il a honte et qui lui pèse en le tirant vers le bas, univers incarné par une mère ne possédant nulle trace de féminité et dont le fait d’être né de ses entrailles constitue tout son drame, son destin marqué par une infamie ineffaçable ; d’autre part, le monde des illusions fugitives et légères, de la féminité débordante représentée par des jeunes et belles femmes modernes qu’il connaît et d’autres qu’il ne fait qu’observer dans les rues, sur les affiches publicitaires et dans les magazines. Le second pôle est donc celui de la modernité non intégrée, vécue simplement sous forme d’images et de fantasmes, ce qui ne lui permet pas d’échapper à ses origines. En effet, la modernité dans les sociétés arabes se réduit à des images fixes et rigides qu’on reçoit toutes faites de l’extérieur sans les expérimenter effectivement ; ou peut-être les expérimente-t-on sous forme de drames individuels et de bouleversements sociaux violents comme les guerres civiles par exemple.

N’est-ce pas le même conflit qui se retrouve au cœur même de Les Résidents des Images ?

Oui, un conflit entre des traditions suffocantes et une modernité vécue simplement sous forme d’images, sauf qu’il s’agit là d’un roman panoramique, que le mouvement narratif est beaucoup plus lent, décrivant avec des faits concrets comment des Libanais, d’origines et de confessions différentes, cohabitant dans une nouvelle banlieue de Beyrouth, essayent de gérer les relations ambiguës, tordues et sourdement violentes qui naissent d’une telle situation.

Peut-on affirmer que le passage du temps est inexistant dans ces deux romans ?

Je dirais plutôt que le temps ne change rien aux destinées des personnages. En effet, mes romans traitent de ce que les individus n’arrivent pas à modifier dans leur existence malgré leur capacité de se mouvoir d’un milieu socioculturel à un autre.

N’est-ce pas une manière d’écrire un peu paradoxale ?

Oui, c’est paradoxal d’écrire sur ce qui ne change pas : comment une histoire resterait-elle une histoire si elle a pour sujet principal la stabilité et la fixité ? Je l’ignore.

Pour revenir une dernière fois sur vos comparaisons entre écriture journalistique et écriture romanesque, je vous demanderai si vous auriez préféré n’écrire que des romans ?

J’hésite souvent entre ces deux types d’écriture, mais au bout du compte, mes préférences n’ont nulle importance ; ce ne sont que caprices et désirs, et en face, il y a la réalité suivante : ça s’est passé comme ça.



 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166