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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Richard Millet : l’adieu au roman
Millet vient de publier deux nouveaux livres, La fiancée libanaise et La voix et l’ombre, qui prolongent une œuvre abondante, souvent controversée, mais dont la puissance et l’acuité sont également saluées. Rencontre intense avec un écrivain plein de passion, qui ne craint pas la polémique et aime croiser le fer. 

Par Georgia Makhlouf
2012 - 02
Je vous propose de commencer par le commencement, c’est-à-dire par le titre de ce livre et son thème principal, La fiancée libanaise. Il y a une grande récurrence dans votre œuvre de cette figure de la femme qui vient du Liban et à laquelle vous donnez une forte valeur symbolique, soulignée par la référence au Cantique des cantiques. 

Oui, en effet, mais la raison en est fort simple. C’est au Liban où j’ai vécu entre 6 et 14 ans que s’est fixée ma sensualité au travers de la figure de la jeune fille libanaise ; j’ai également eu des histoires d’amour avec des femmes libanaises. Il existe pour chaque homme des figures féminines qui habitent son imaginaire ; pour moi, c’est celle-là. 

Mais il y a plus que cela, chez vous ; il y a une attente de rédemption au travers de cette figure-là.

Oui, c’est vrai ; c’est complexe et plus difficile à expliquer, cette attente d’être sauvé par une femme, libanaise de surcroît. On peut au passage souligner que le Liban se confond aussi avec ma mère, décédée il y a trois ans. J’ai avec ce pays un rapport matriciel. Tout ce qui me vient du Liban par les femmes est extrêmement important pour moi. Cela l’a toujours été et le restera. Quelque chose s’est fixé là pour moi de façon définitive, avec le paysage libanais et l’arabe libanais. 

Il est important de ne pas faire de confusion entre un écrivain et une personne, entre des écrits et une vie. Mais avec vous, c’est très difficile. Il me semble que vous jouez de cette confusion possible, que vous maintenez cette tension, que cette frontière entre autobiographie et fiction est même un des moteurs de votre œuvre. Et là, à nouveau, c’est le cas.

J’ai un double dans mes livres et ce que je dis par le biais de ce double est plus parlant que la vérité. Mon double me permet d’aller plus loin. Par ailleurs, on vit une époque extrêmement procédurière et j’aurais beaucoup d’ennuis si je disais les choses en mon nom propre. Jouer de cette frontière instaure un écart qui m’ouvre un infini. Cela dit, 90 % de ce que j’écris est vrai, et dans ce dernier livre aussi. Le meurtre de la jeune Turque, je l’ai inventé dans un autre livre, et il a fini par devenir vrai dans mon système. La vérité est dans la recomposition des différentes facettes de mes personnages.

Mais votre plaisir d’écrivain, ce n’est pas de raconter la vérité.

Mais si, et cela surtout depuis une dizaine d’années. C’est même devenu une obsession chez moi. Les choses se perdent, tombent dans l’oubli, des gens meurent… Cela crée comme une urgence. Vous aurez certainement noté que la mention « Roman » est absente de la couverture de mon livre : les femmes dont il est question ici existent, les abominations que je décris existent aussi. Ce qui est inventé, c’est le cadre, ce sont les villes, les noms, les états civils.

Il est beaucoup question ici, comme ailleurs dans vos livres, du rôle de l’écrivain et de la littérature. Vous le décrivez comme « un âne attelé à la meule d’un moulin et tournant indéfiniment ».

Je veux signifier que l’écrivain est sans doute au fond un imbécile qui écrit pour rien. J’ai toujours ce soupçon qu’il n’y a aucune utilité à ce que je fais, que tout cela ne sert à rien. En même temps, l’âne est l’animal qui symbolise l’humilité. 

Pourtant, il y a constamment dans votre œuvre une pulsion de vie qui est celle de l’écriture et de la littérature ; vous avez la foi, la foi dans la littérature.

Oui, mais plus je vieillis, plus le doute devient vertigineux. Je me demande si je n’aurais pas mieux fait de faire autre chose de ma vie ; militaire par exemple, moi qui aime tant l’ordre…

Vous écrivez quand même que la littérature est un pays qui se confond avec le pays perdu, une sorte de paradis en quête duquel vous êtes, et ce depuis l’âge de 16 ans ; ou encore qu’écrire c’est « non seulement quitter tout territoire, mais ne plus être attendu nulle part et entrer dans le refus du social ».

On commence, enfant, par rêver par le biais des livres et de la lecture. Puis on rêve de devenir écrivain. Puis en tant qu’écrivain, on construit un monde. On vit donc dans un monde imaginaire pendant des années, et un jour, on se découvre absent du vrai monde. 

Votre foi dans la littérature s’affaiblit-elle ?

Non, ma foi dans la littérature reste forte ; mon doute porte sur le destin sociologique et historique de la littérature. Il y a une crise financière de la littérature. Il se publie trop de livres, trop de choses insipides qui se ressemblent et étouffent la littérature. Car comment discerner le vrai du faux et les auteurs des écrivains ? La vraie littérature est en train de tomber dans la clandestinité. Et on ne sait pas ce que tout cela va devenir avec le livre numérique.
Il y a aussi chez moi un doute, ou plutôt une crainte constante qui est celle de se répéter, danger qui guette tout écrivain.

On s’étonne de vous entendre dire cela alors qu’à vous lire, on a le sentiment que la répétition et le ressassement sont comme des moteurs de votre écriture.

Ce sont des motifs, comme on parle de motifs en musique. J’aime ce qui est obsessionnel. Et le ressassement est une source du rythme et de l’écriture. 

Il y a deux tonalités très différentes dans votre rapport à l’écriture, dont l’une qui était présente dans L’Orient désert, et qu’on retrouve également dans La voix et l’ombre, et s’inscrit dans une quête de nature spirituelle.

J’ai entrepris d’écrire La voix et l’ombre pendant qu’une femme mourait, et cette femme était ma première épouse. Je me suis mis au travail le jour où j’ai appris qu’elle allait mourir. Quant à L’Orient désert, c’est aussi un livre de crise, un livre que j’entreprends suite à une rupture avec une femme. J’étais dans un état de perdition absolue et le voyage que j’entreprenais alors m’était d’une nécessité vitale. Le seul endroit où je pouvais me réfugier était le Liban. Mais on était à l’été 2006. J’ai donc pris le premier avion qui s’est posé au Liban dès la réouverture de l’aéroport. Et c’est le Liban qui m’a sauvé. Quant à la dimension spirituelle, on compte au nombre de mes défauts celui d’être catholique, et d’avoir la foi chevillée au corps. Ce n’est pas une foi lumineuse et rectiligne, mais une foi pleine de doutes. Il n’y a pas de jour où je ne pense au Christ, à la divinité du Christ, à la mort. C’est un questionnement violent et douloureux. L’écriture serait comme la trace de cette interrogation perpétuelle. L’été 2006, j’ai fait l’expérience de l’abandon, de ce que le vocabulaire spirituel nomme la déréliction, être abandonné de Dieu. Et le livre en est le témoignage. 

Il y a donc ce versant spirituel et un autre versant, beaucoup plus sombre. La dernière phrase de votre Fiancée libanaise est comme un coup de poignard porté au lecteur : « …à supposer qu’écrire et tuer ne soient pas la même chose ».

Une part de moi aspire à la pureté, au dénuement et à l’innocence, quand l’autre est en butte à la violence, violence de la vie elle-même, violence de la mort, du crime, de l’abandon, violence des autres et pas seulement la mienne. On est là dans les contradictions, dans la complexité de tout être humain.

Mais de quelle façon écrire est-il du côté du « tuer » ?

Dans l’insipidité générale de la littérature, ce qui fait qu’on est un écrivain, c’est le style. Or le style, c’est le couteau, le poignard, on grave avec le style, comme avec un stylet. Les deux mots ont la même étymologie latine. Et le lecteur accepte de se laisser blesser, violenter, tuer par la littérature. Comme j’ai été moi-même tué par Dostoïevski et par tous les grands de la littérature quand j’avais quinze ans. 

Mais au-delà de cette parenté entre l’écriture et la blessure du poignard, il y a chez vous un rapport particulier à la guerre.

J’ai connu la guerre des Six-Jours de 1967, la guerre civile de 1975, puis la guerre israélienne de 2006. Le Liban a rythmé ma vie à travers ses guerres. Le retour à Montreuil-sous-Bois en 1967 a été pour moi un exil insupportable, comme une sortie de l’histoire, à côté de quoi les événements de Mai 68 étaient insignifiants, une épopée grotesque, des grèves qui se seraient un peu trop attardées. Enfant, j’ai joué à la guerre ; mais j’ai également été élevé au milieu de veuves et d’anciens combattants de 14/18. Un des premiers romans qui m’aient marqué est L’Adieu aux armes de Hemingway ; un des premiers films, Le jour le plus long, que j’avais vu dans un cinéma de la rue Hamra. Je n’ai jamais échappé à la guerre. Et je pense que la guerre est un accélérateur de l’histoire et de l’expérience humaine. C’est en cela qu’elle me fascine.

L’autre thème qui revient beaucoup dans vos écrits est ce lien négatif à la France et aux Français dont vous parlez avec détestation. Vous utilisez les termes de « mépris », de « dégoût », vous écrivez que « La France est morte ».

J’ai horreur de ce qu’est devenue la France depuis qu’elle a renoncé à être elle-même, depuis qu’elle a renoncé à ce qui l’a faite, c’est-à-dire son système éducatif. Nous négligeons notre langue, on nous apprend à détester notre histoire, notre culture est en lambeaux. Les Français rêvent, comme tous les autres peuples, de devenir américains. Je me bats pour un certain nombre de choses, bien que je pense que tout est foutu. Je suis un désespéré qui continue à se battre. Pour l’honneur. 

Une autre de vos batailles est celle que vous menez contre le roman dont vous dites qu’il vous inspire une « nausée croissante » et auquel vous consacrez votre Enfer du roman paru en 2010.

Le roman est devenu le genre hégémonique absolu et la littérature aujourd’hui se réduit au roman, ce qui pose problème. Ceux qui n’en écrivent pas n’existent pas, ils sont condamnés. Le roman tel qu’il se présente actuellement ne m’intéresse pas parce qu’il répond à un modèle unique, anglo-saxon, hérité du XIXe siècle, le même dans toutes les langues et se reproduisant donc à l’infini. Je ne vois plus de grandes figures de romanciers, y compris aux USA dont on nous vante tant la production. J’en ai fini avec le roman, et ce livre, La fiancée libanaise, est mon adieu au roman. Peut-être.







 
 
© Didier Gaillard
 
BIBLIOGRAPHIE
La fiancée libanaise de Richard Millet, Gallimard, 355 p.
La voix et l’ombre de Richard Millet, Gallimard, 206 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166