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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien

Fouad Laroui dit parfois qu’il a raté sa vie et que tous ses copains de Lyautey sont actuellement walis, ministres et grands hommes d’affaires. On ne le croit évidemment pas, lui qui parle des livres avec tant de gourmandise et de passion, lui qui est si visiblement heureux d’être un homme libre. Il vient de publier La vieille dame du riad.

Par Georgia Makhlouf
2011 - 10

Né à Oujda en 1958, Fouad Laroui est ingénieur et économiste de formation. Il fréquente le prestigieux lycée Lyautey de Casablanca, rejoint l’École des ponts et chaussées à Paris puis exerce pendant quelques années à l’Office chérifien des phosphates du Maroc avant de tout abandonner pour embrasser une carrière d’enseignant et d’écrivain. Il vit actuellement aux Pays-Bas. Son premier roman, Les dents du topographe (1996), a obtenu un succès important auprès du public et de la critique et a été distingué par le prix Découverte Albert Camus. Depuis, ses écrits le ramènent souvent à son enfance, son pays, son histoire, mais il se plaît à nourrir le réel d’imaginaire et à brouiller les frontières entre autobiographie et fiction. L’humour et l’ironie lui permettent de s’attaquer à toutes les formes de la bêtise et de l’arbitraire qui pèsent sur le Maroc sans se départir d’un regard bienveillant, complice et souvent tendre.

Parlons de votre parcours, et en particulier du tournant important qui vous fait changer radicalement d’orientation en 1990. Vous êtes diplômé des ponts et chaussées, vous démarrez une brillante carrière d’ingénieur à l’Office chérifien des phosphates, vous travaillez au Maroc pendant cinq ans, et voilà que vous laissez tout tomber, vous abandonnez votre poste, vous quittez le Maroc et vous vous consacrez à l’enseignement et à l’écriture.  Pourquoi cette rupture brutale?? On pourrait croire que vous découvrez l’écriture comme d’autres découvrent la foi.

Il y a plusieurs réponses à votre question dont l’une en particulier se réfère à des circonstances intérieures et l’autre à des circonstances extérieures.  Disons que j’ai été «?victime?» du système éducatif français, et sans doute une victime consentante. Dans ce système, si on est bon en maths, on vous pousse vers les classes préparatoires sans vous demander votre avis. Moi, j’étais passionné par la lecture. Je suis cet enfant, Mehdi dans Une année chez les Français, qui pendant un tremblement de terre s’assied près d’une source de lumière et se met à lire alors que tout le monde autour de lui s’agite et crie. Je suis cet enfant qui pense que le monde de la fiction romanesque est plus réel que le monde réel. Donc je lisais de façon effrénée et mon père m’y encourageait fortement. Au lycée, j’étais autant passionné par les lettres, l’histoire, la philosophie que par les mathématiques. Mais on m’a dirigé vers «?la voie royale?», celle des prépas scientifiques. Et en prépas, on n’a pas le temps de réfléchir. Je suis donc devenu ingénieur, j’ai été engagé à l’OCP, et j’ai démarré ma carrière. Mais à l’âge de 30 ans, j’ai eu comme un choc. J’ai commencé à ressentir  à quel point cette vie toute tracée n’était pas la mienne. J’avais le sentiment d’avoir fait le tour de la question pour ce qui avait trait à ma pratique d’ingénieur. Et j’ai commencé à me demander?: qu’en est-il de l’autre côté du monde?? De mon envie d’écrire?? De mon goût pour l’art, la littérature et les sciences humaines??
À ces circonstances intérieures se rajoutent des circonstances extérieures. Car tout cela se passe dans le Maroc de Hassan II, donc dans une période marquée par le despotisme. J’ai un sentiment très fort de l’arbitraire des choses, de leur imprévisibilité. Et ce sentiment que n’importe quoi peut arriver m’effraie. Je décide donc de tout arrêter. Je distribue tout ce que je possède, c’est-à-dire pas grand-chose hormis cinq chats, et je repars vers l’Europe, car c’est là seulement que j’ai envie de vivre.

Pendant dix ans, c’est donc le divorce total avec le Maroc, la volonté de couper radicalement. Mais le paradoxe, c’est que c’est à partir de là que vous commencez à écrire, et que vous écrivez avant tout sur… le Maroc.

Comme je vous le disais, j’étais au Maroc dans un grand malaise. Il me semblait être surveillé, et parfois arrêté pour des broutilles. Les injustices, l’irrationalité des comportements et des décisions, l’arbitraire qui caractérisait le fonctionnement du pays, tout cela me mettait dans une grande colère. Lorsque je me suis installé à Amsterdam, j’ai commencé à écrire comme pour m’expliquer à moi-même les raisons de mon départ,  pour donner du sens à ce qui m’arrivait. Et ces textes sont devenus petit à petit Les dents du topographe, mon premier roman, qui se présente comme une suite de scènes mêlant des choses vues et des fictions, et qui me permettait de régler mes comptes avec le Maroc. Mais il est vrai que le Maroc a continué à occuper tout ou partie de mes romans suivants, même lorsqu’ils se passaient à Paris.

Cette colère, ce sentiment d’arbitraire, est-ce en lien avec cet événement considérable qui a marqué votre enfance et sur lequel vous êtes somme toute très discret, la disparition de votre père??

Les faits sont simples. Cela se passe en avril 1969. Mon père sort  acheter le journal al-‘Alam, comme tous les soirs avant dîner. Il est environ 17 heures. Il ne reviendra jamais et jamais nous ne saurons rien de ce qui lui est arrivé. J’avais 10 ans. Cette absence a beaucoup compté pour moi, à cet âge-là. Mais je ne voulais pas être quelqu’un qui a été marqué par un événement et qui le ressasse en permanence. Je voulais passer à autre chose. Mais c’est là en effet un exemple d’arbitraire criant. Et il m’était difficile de rester en tête à tête avec cette chose-là.

Peut-on penser que votre rapport compulsif à la lecture, votre façon de peupler le monde de livres, serait une façon de garder vivant un lien fort à votre père??

Il est vrai que mon père nous encourageait beaucoup à lire et nous soutenait beaucoup dans nos études. Il n’avait pu lui-même poursuivre des études supérieures et il en avait gardé un grand regret. Mais c’est lui qui, en raison de leur différence d’âge, a élevé mon oncle, Abdallah Laroui, qui est devenu un historien majeur. Mon père avait un respect absolu de la culture et de l’éducation. Et quand il nous voyait lire, il était heureux.

Un autre homme a beaucoup compté, je crois, dans votre itinéraire?: l’écrivain Driss Chraïbi.


Il s’agit là en effet d’une rencontre particulière. J’étais à l’époque à l’université de York et je venais de publier mon premier roman. Le téléphone sonne, je décroche, et une voix au bout du fil me dit?: «?C’est Driss Chraïbi?». Or je croyais Chraïbi, figure tutélaire de la littérature marocaine, mort. Je me figure donc qu’on me fait une blague. Mais c’était vraiment lui. Et Chraïbi me dit cette phrase qui restera gravée en moi durablement?: «?Vous avez écrit Le passé simple de la nouvelle génération.?» Le passé simple, publié par Chraïbi en 1954, est un livre majeur de la littérature marocaine du XXe siècle. À l’époque, le pays est traversé par un débat entre ceux qui pensent que la présence française qui s’achève n’a été qu’une parenthèse, négligeable au regard de l’histoire millénaire du Maroc, et qu’il faut donc revenir à l’état antérieur au protectorat?; et ceux qui affirment au contraire que ces années ont apporté un coup d’accélérateur à la modernisation du pays et qu’il faut poursuivre dans cette voie. Chraïbi, qui avait 28 ans au moment où il écrit, rejette les deux options. Pour lui, la tradition est hypocrisie et la modernité, illusion trompeuse. Il fait scandale et certains disent qu’il est «?l’assassin de l’espoir?». Pour ce qui nous concerne, nous nous lions d’amitié et je ferai plusieurs séjours chez lui dans la Drôme. Nous avions plusieurs points communs?: al-Jedida où nous avons grandi tous deux, nos études au lycée Lyautey, notre lien si fort au français et un goût pour l’humour, voire l’ironie.


Venons-en à votre dernier livre. Quelle était votre intention quand vous avez décidé de l’écrire?? Vous adresser à ces nombreux Français qui déclarent aimer le Maroc mais en ont une connaissance tout à fait superficielle, voire stéréotypée??

C’est tout à fait cela. Le point de départ du livre, c’est un film récent que j’ai vu et dans lequel un Français veut fêter un anniversaire quelconque et pour ce faire, organise pour ses amis une grande fête à Marrakech, avec tout le folklore festif qui s’ensuit, fantasias comprises. Tous les invités passent un week-end de rêve. Mais finalement, qu’ont-ils vu du Maroc?? Quels Marocains ont-ils rencontré hormis ceux qui ont assuré le service pendant la fête?? On estime à 10?000 le nombre de Français installés à Marrakech. Ils jouissent de l’exotisme et de la beauté des paysages. Mais voient-ils la profondeur historique et philosophique du pays?? Savent-ils à quel point l’histoire française du XXe siècle est une histoire marocaine?? Ont-ils conscience du nombre de débats qui, à l’Assemblée nationale, portent sur le Maroc durant une large première moitié du XXe siècle?? Connaissent-ils le nombre des Marocains qui se sont engagés dans l’armée française?? Savent-ils qu’ils leur doivent la victoire de Monte Cassino?? Donc mon point de départ, ce sont tous ces gens qui viennent au Maroc sans rien connaître de ce pays. Je voulais leur donner une leçon au double sens du terme?: qu’ils apprennent quelque chose sur notre histoire?; et que ce soit pour eux une leçon au sens métaphorique du terme.

Vous faites dire à l’un des personnages du livre?: «?Nous autres Marocains, nous avons toujours dix versions de la même histoire.?» Pourquoi?? Est-ce quelque chose qui fait partie du tempérament marocain pour vous, que cette capacité à raconter la même chose de tas de façons différentes??

Oui, je crois. Dans un pays encore marqué par l’analphabétisme (40 % des Marocains sont analphabètes), la culture de l’oralité prévaut encore largement. Et les conteurs y occupent une place importante. Or comme rien n’est écrit, cela favorise une espèce de flou et qui autorise le conteur à raconter différemment les mêmes histoires, à en changer les détails à chaque séance. Chez nous comme dans d’autres pays arabes, nous avons donc une capacité à raconter des versions différentes des mêmes choses, et on observe une coexistence de la pensée rationnelle et moderne et de la pensée magique.

Mais c’est également ce que vous faites dans votre livre?: vous racontez la bataille du Rif du point de vue des partisans de Abdelkrim luttant contre les Français, puis vous la racontez comme la bataille des Anglais, toujours désireux d’affaiblir leur rivaux légendaires.

Mais l’histoire est ainsi. On peut raconter les guerres napoléoniennes du point de vue de leur coût humain ou du point de vue des conquêtes qu’elles ont permises. De même cette bataille du Rif est-elle tout à la fois une épopée glorieuse menée au nom du rejet du colonialisme et la bataille des Anglais, puisqu’il a bien fallu que Abdelkrim noue des alliances pour remporter la victoire.

Votre œuvre est romanesque en majorité. Pourtant, en 2006, vous éprouvez le besoin d’intervenir dans le débat sur l’islamisme et vous publiez De l’islamisme?: une réfutation personnelle du totalitarisme religieux. Pourquoi cela??

Peut-être que si je vivais à Paris, je n’en aurais rien fait car il y a en France des tas d’intellectuels qui s’expriment sur le sujet et toutes les nuances du spectre sont représentées. Mais aux Pays-Bas, ce n’est pas le cas, il n’y a pas d’intellectuels arabes. Aussi le débat est-il confisqué par quelques imams intégristes. Et en face d’eux, des gens ignorants vivent dans l’islamophobie. J’en ai eu assez et j’ai commencé à écrire quelques tribunes dans la presse. Un éditeur hollandais m’a alors proposé d’écrire un livre sur le sujet, et comme j’ai d’abord écrit ce livre en français avant qu’il ne soit traduit, mon éditeur français a jugé intéressant de le publier et, ma foi, il a fait un assez bon parcours. Ce livre représente quand même un long travail et j’ai pris une année sabbatique pour m’y consacrer.

Vous avez également souhaité intervenir dans les débats concernant le printemps arabe et vous avez publié très récemment des chroniques dans la presse française.

Je suis intervenu pour rappeler des faits. De ma formation de scientifique, je garde l’idée salutaire que les faits sont têtus. Ne soyons pas paresseux et parlons de choses concrètes et précises. J’ai été agacé par des discours et des propos qui laissent penser que les 22 États arabes sont semblables. Or on ne peut pas les mettre tous sur le même plan. Il importe de faire la différence entre un Moubarak qui a gouverné en autocrate et un Kadhafi qui est la honte du monde arabe?; entre le Yémen qui vit encore au Moyen Âge et la Syrie qui a modernisé de grands pans de ses infrastructures?; entre le Liban où les femmes jouissent d’une grande liberté et l’Arabie saoudite où elles ne peuvent pas conduire, etc. J’ai donc voulu apporter au débat des nuances et de la précision.

Revenons pour finir à Mehdi, le héros d’Une année chez les Français. À son propos vous avez dit qu’il commençait par devenir un quasi-Français, puis qu’il trouvait la bonne distance. Est-ce de vous que vous parlez en disant cela??

Un peu sans doute. Quand on est marocain mais qu’on n’a connu que l’école française, on vit en français, on rêve en français et on croit faire partie de la France. Cela paraît si évident que l’on ne se pose même jamais la question. On n’a aucune distance. Mehdi se fait même quasiment adopter par une famille française. Mais quand il revoit sa mère et renoue avec son milieu familial d’origine, quelque chose en lui finit par s’apaiser. Il trouve cette bonne distance qui lui faisait défaut.



 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
La vieille dame du riad de Fouad Laroui, Julliard, 252 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166