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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Rachid Boudjedra : le bruit, la fureur et la compassion
Avec son dernier roman polyphonique, Hôtel Saint-Georges, Rachid Boudjedra continue d'explorer les mystères, les souffrances, parfois aussi les éclats de splendeur, d'un passé algérien qui ne passe pas, dans un texte de bruit et de fureur, de tendresse et de compassion. Rencontre avec un auteur à la plume alerte et sobre qui ne cesse de séduire de plus en plus de lecteurs à travers le monde.


Par Georgia Makhlouf
2011 - 04
Né en 1941 à Aïn Beida, Rachid Boudjedra a fait des études de mathématiques et de philosophie puis a obtenu un doctorat à La Sorbonne avec une thèse consacrée à Céline. Dès 1959, il prend part à la lutte contre la présence française en Algérie, mais il quitte le pays suite à une blessure. Retour en Algérie en 1962, après l’indépendance, mais départ à nouveau après la prise de pouvoir par Boumedienne alors qu’il fait l’objet d’une condamnation à mort. Il vit en France (1969-1972), au Maroc (1972-1974), puis rentre définitivement au pays. Romancier, il est l’auteur de près de trente livres écrits en français et en arabe parmi lesquels Topographie idéale pour une agression caractérisée (Denoël, 1975), Les 1001 années de la nostalgie (Denoël, 1979), Les figuiers de Barbarie (Grasset, 2010), qui a obtenu le prix du Roman arabe. Il est également le scénariste du très fameux Chronique des années de braise qui a remporté la Palme d’or au festival de Cannes en 1975, et de Ali au pays des mirages, Tanit d’or au festival de Carthage en 1980. Son dernier roman Hôtel Saint-Georges vient de paraître chez Grasset. Rencontre avec un écrivain qui a la passion de son pays chevillée au corps.

Ce qui frappe dans votre œuvre, c’est qu’elle est écrite autant en arabe qu’en français. Comment se joue pour vous le passage d’une langue à l’autre ? Est-ce le fruit d’une décision préalable, ou est-ce le texte qui commande la langue ?

Le choix de la langue est pour moi une décision préalable. J’ai commencé à écrire en français parce que mes premiers romans ne pouvaient être publiés dans aucun pays arabe, y compris au Liban où l’édition était censée jouir d’une grande liberté. La répudiation aborde les territoires de l’érotisme et de la subversion politique de façon frontale, et la même année, un professeur de philosophie avait publié à Beyrouth un livre posant des questions relatives à la religion et au communautarisme, et il avait été condamné à 5 ans de prison. Je sortais moi-même de prison, et c’est en prison que j’avais commencé la rédaction de ce premier roman. Je suis donc venu en France et j’ai envoyé mon texte par la poste à Maurice Nadeau qui dirigeait une magnifique collection chez Denoël, Lettres nouvelles. Deux jours plus tard, je recevais un coup de fil de lui, et très vite, nous avons signé un contrat pour six romans. Nous étions en 1970, et le contrat s’est ainsi prolongé jusqu’en 1982. Entre-temps, j’étais rentré en Algérie pour écrire le scénario de Lakhdar Hamina (Chronique des années de braise). En 1982, j’ai publié mon premier roman en arabe, simultanément à Alger et à Beyrouth : Le démantèlement. Et à partir de là, j’ai poursuivi en arabe et j’ai écrit dix romans volumineux et denses qui sont pour moi mes meilleurs textes, parmi lesquels La macération et Le désordre des choses.

Il faut souligner qu’à mon départ d’Alger, le lectorat francophone était dominant. Mais à mon retour au pays, la tendance s’était inversée. J’y ai trouvé une jeunesse arabisée, souvent marxiste, moderne voire avant-gardiste, et je me suis décidé à écrire en arabe. Je dois avouer qu’il y avait un malaise pour moi à écrire en français, alors qu’en arabe, je me suis senti comme libéré. Et cela pas seulement parce que c’était un retour aux origines, mais parce que j’ai, en arabe, une sensibilité aiguë aux particularismes linguistiques des différentes régions, aux nuances des parler populaires, y compris celles de la langue argotique ou pornographique. Et cela me donne une maîtrise des modulations de la langue et de ses subtilités et une capacité à travailler l’oralité que je n’ai pas en français.

Vous avez produit une œuvre abondante, près d’une trentaine d’ouvrages, et ils traitent tous de l’Algérie. N’avez-vous jamais eu envie de sortir de ce territoire ?

Non, jamais. J’ai la passion de l’Algérie et je n’ai nulle envie d’écrire sur autre chose. Mais quand j’écris sur l’Algérie, j’écris sur l’homme. Mes personnages sont universels, et mes thèmes, le destin, la souffrance, le rapport entre la grande histoire et l’histoire intime, peuvent toucher tout lecteur quelle que soit sa nationalité.

Dans un récent entretien au Nouvel Observateur, vous dites que la jeunesse algérienne n’a pas la conscience du passé et que la guerre d’Algérie ne représente rien pour elle. Vous souhaitez écrire pour témoigner, pour garder ce passé vivant ?

Je ne témoigne pas, je raconte des histoires ; je parle de destins, de personnages plongés dans la tourmente. La jeunesse algérienne n’en a rien à faire de la guerre. On lui a cassé les pieds avec les résistants, les pères de la nation. Ils pensent que nous, les vieux, on s’est fait avoir. Ils ont la perception que si l’Algérie a été colonisée, c’est qu’elle était colonisable. Et que ces élites qui tiennent le pays sous prétexte qu’elles ont fait la guerre de libération, c’est terminé ; elles doivent laisser la place. En même temps, cette jeunesse est très nationaliste. Il n’y a qu’à assister aux matchs de football, les voir brandir le drapeau, pour s’en convaincre. Et quand je fais des conférences autour de mes romans, ils viennent nombreux et posent beaucoup de questions. Donc leur rapport au passé est ambivalent. Vous savez, les Allemands qui sont le peuple qui a la plus mauvaise conscience par rapport à son passé, et bien ces mêmes Allemands disaient déjà dans les années 60 : «  Hitler, connais pas ». Les jeunes Allemands ne voulaient pas qu’on leur pourrisse la vie avec ce passé.

Et cette jeunesse algérienne, va t-elle donc emboîter le pas aux Tunisiens et aux Égyptiens pour faire sa révolution ?

L’Algérie a déjà fait deux révolutions, et je ne crois pas qu’elle en ait besoin d’une nouvelle en ce moment. Nous jouissons en Algérie d’une liberté de la presse inégalée dans le monde arabe, avec 49 quotidiens qui tirent à 7 millions d’exemplaires/jour. Nous avons une cinquantaine de partis politiques qui balaient tout le spectre de l’extrême gauche aux réactionnaires. La liberté de parole est totale chez nous.

Néanmoins, vous le disiez vous-même, c’est la même clique qui détient le pouvoir depuis des années.

Ce qui a fait descendre les gens dans la rue en Tunisie et en Égypte, c’est le chômage et l’absence de libertés. Le taux de chômage chez nous est comparable à celui de la France. Les non-diplômés ne sont pas touchés par le chômage, et lorsqu’on observe les grands chantiers de construction d’autoroutes par exemple, on s’aperçoit que la majorité des ouvriers sont chinois. Les diplômés, eux, sont beaucoup plus touchés, mais encore une fois, c’est aussi le cas en France. Et nous avons une grande liberté d’expression. Il est vrai que le pouvoir est détenu par les mêmes depuis 1962 et qu’il est grand temps qu’il y ait un renouvellement ; mais parmi eux, il y a des personnes formidables.

Il y a dans votre roman une phrase étonnante concernant les révolutions ; l’un des personnages dit : « Toute révolution est un échec. Une merde ! Un ratage ! Mais ce n’est pas pour autant qu’il ne faut pas en faire, de révolutions. »

J’en suis convaincu. Chaque révolution permet des avancées, mais retombe par la suite. Avec les récentes révolutions tunisienne et égyptienne, des espaces de liberté vont être gagnés. Les révolutions sont vouées à l’échec, mais elles sont nécessaires. Il faut plusieurs révolutions successives, il faut continuer à vouloir le changement et à le revendiquer.

Donc quand vous citez Goethe : « L’histoire avance dans un brouillamini d’erreurs et de violences », que faut-il retenir ? Le brouillamini d’erreurs et de violences, ou l’avancée ?

Il faut bien sûr retenir l’avancée. Celle-ci se fait dans la confusion, dans la mêlée, mais elle se fait. C’est pourquoi je n’aime pas cette expression concernant la Tunisie, « la révolution du jasmin ». C’est une formule touristique. L’histoire avance dans le sang et les larmes, et pas dans une odeur de jasmin. Le peuple s’est soulevé parce qu’il souffrait et vivait des humiliations.

Venons-en donc à votre roman. Vous faites dire à l’un de vos personnages : « L’Algérie n’est pas un pays, c’est une drogue. » Cette phrase parle-t-elle de vous ?

De moi sans doute, mais également de beaucoup d’intellectuels qui ont la passion de leur pays, qui en connaissent autant les défauts que les qualités. Une grande majorité d’écrivains algériens francophones vivent en France, moi pas. Ça ne m’intéresse pas. Et quand j’écris, je ne pense qu’aux Algériens, les autres ne m’intéressent pas.

La construction de votre roman est troublante. Roman polyphonique certes, mais au sein de ce chœur de voix, il y a celle de Jean et cette longue lettre qu’il écrit à sa fille Jeanne, au terme de laquelle on s’attend à une révélation, à une réponse. Mais ce n’est pas le cas. L’énigme de son malheur reste entière.

Mon roman n’explique pas, n’analyse pas. Il donne à voir et à s’émouvoir. Les comptes de la guerre d’Algérie ne sont toujours pas réglés et ne le seront jamais. Mon roman s’est inspiré de personnes réelles ; Kader le harki, Jeanne, je les ai connus. Et j’essaie ici de poser un problème jamais abordé, celui du calvaire des soldats français envoyés à l’abattoir et qui ont participé à la guerre souvent malgré eux. C’est le cas de Jean, un ébéniste diplômé de l’école Boulle et qui se retrouve à fabriquer des cercueils minables pour les soldats qui ont perdu la vie et à qui l’on n’a pas le moyen de proposer une sépulture décente. Jean est fasciné par l’Algérie, mais il ne découvre ce pays que dans son malheur, et il se tait. Dans la lettre qu’il écrit à Jeanne, il exprime 30 ans de vie muette, il raconte ce qu’il n’avait jamais osé dire, il met fin à la schizophrénie dans laquelle son silence l’avait plongé. Jean a été détruit par la guerre ; quand il écrit, il est déjà mort.

Mon texte est en effet polyphonique ; en l’écrivant, je pensais à La symphonie des mille de Mahler, symphonie que Mahler considérait comme ratée et qui a entraîné son suicide. C’est elle qui inspire à Visconti son superbe film, Mort à Venise. Pendant que j’écrivais, j’écoutais cette symphonie en boucle.

Diriez-vous néanmoins que dans ce dernier livre, il y a un certain apaisement par rapport à d’autres livres que vous avez également consacrés à la guerre d’Algérie ?

Ce livre marque en effet la clôture d’un cycle consacré à la guerre d’Algérie et qui compte également Le vainqueur de coupe, Le démantèlement et Les figuiers de Barbarie. C’est un texte de compassion, un texte sur la souffrance des hommes, quand bien même ces hommes sont des soldats français ou des harkis chargés des basses besognes, de la torture, c’est-à-dire des hommes qui ont fait du mal à l’Algérie. Plus encore que d’apaisement, je parlerai de pardon. Le titre de ce dernier roman aurait d’ailleurs pu être La compassion. Mais j’avais beaucoup de titres relativement proches et j’ai finalement opté pour Hôtel Saint-Georges. Cet hôtel est le plus vieux d’Alger. Il a été construit par des Français, des Français qui aimaient l’Algérie ; il se trouve dans un site paradisiaque, avec une vue magnifique sur la baie d’Alger. Hôtel néocolonial au style néomauresque, c’est un lieu traversé par l’histoire : de Gaulle y a passé trois mois, Eisenhower près d’un an. Le choix de ce titre, c’est aussi en quelque sorte le choix d’un symbole de la réconciliation possible.

Vous faites dire à l’un de vos personnages, Mic : « Ce pays a une histoire terrible. Toujours envahi. Toujours pillé. Toujours colonisé. Mais résistant toujours contre vents et marées. (...) En fait, l’Algérie me touchait. M’émouvait. Et puis je pensais moi aussi qu’un pays qui n’a pas de malheurs est un pays malheureux, ennuyeux, fade. » Vous le pensez vraiment, qu’un pays sans malheurs est un pays malheureux ?

Mais vous aussi, au Liban, vous êtes un pays de malheurs, et c’est pourquoi vous êtes un pays fantastique ! En Algérie, on est dans la passion, dans le débat permanent. On traîne une histoire terrifiante et tourmentée, faite de deux siècles de colonisation. Mais c’est aussi cela qui donne une belle littérature, une création artistique vivante et dense.

Mic, le personnage qui dit cette phrase, c’est ma femme. Elle a été une de ces « porteuses de valises ». Nous nous sommes rencontrés dans une manifestation pour Ben Bella. Elle avait 19 ans et moi 21 quand nous nous sommes mariés. Cela nous fait 48 ans de vie commune, une très belle histoire d’amour.

Lorsque vous citez Lacan : « Une langue n’est rien d’autre que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister » et que vous affirmez un peu plus loin que l’on a « la langue que l’histoire vous fabrique », vous vous référez à quoi précisément ?

Ce passage parle de la langue de Kader, le harki. Il parle une langue bâtarde, faite d’un mélange du dialecte parlé dans les Aurès et de français mal appris et dont la grammaire est totalement erronée. Kader ne peut parler aucune langue, il ne parle plus l’arabe, il ne parle pas le français, il invente une langue pour survivre, un sabir à lui. Il est l’expression même de l’ambiguïté de l’histoire.

Pour finir, je voudrais qu’on revienne sur cette phrase de Beckett que vous citez p.68 : « Plus je lis, mieux je me console de ne rien comprendre au monde. » Voulez-vous la commenter ?

Il me semble que c’est une phrase qui dit bien la complexité de l’histoire et du monde. Elle nous dit qu’il faut rester à la fois modeste et vigilant, qu’il nous faut garder un regard ironique sur nous-mêmes et sur le monde, et reconnaître notre condition humaine, qui est franchement lamentable. On ne choisit ni sa naissance ni sa mort, comme le disait Sartre. Et entre les deux, quoi ? L’homme est peu de chose. Il nous faut donc rester modestes, mais tout en gardant la passion du monde et des autres.



 
 
© P. Matsas / Opale
 
BIBLIOGRAPHIE
Hôtel Saint-Georges de Rachid Boudjedra, Grasset, 397 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166