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Dictionnaire
Du côté du jazz


Par Issa Goraieb
2018 - 06


Vous allez liker ou pas, mais même les puristes à tous crins devront quand même s’y faire : toute langue vivante étant tenue d’évoluer avec son temps, c’est en effet une foule de mots nouveaux – néologismes, anglicismes et même parfois barbarismes (googliser, par exemple) – qui font leur entrée dans les grands dictionnaires français, cuvée 2018. Si ces lignes sont là, c’est plutôt pour saluer une naissance autrement plus réjouissante, survenue celle-là au sein de la famille déjà nombreuse des « Dictionnaires amoureux », collection à grand succès que l’on doit aux éditions Plon : l’objet de cette passion dévorante étant enfin, cette fois, le jazz. 

À l’évidence, et c’est bien le cas de le dire, l’auteur connaît la musique : et plus précisément cette musique que l’on ne saurait aimer juste un peu, comme vous le confirmera sans doute le test de la marguerite effeuillée. Animateur de radio et de télévision, ingénieur du son, producteur, chroniqueur dans les revues spécialisées, Patrice Blanc-Francard donne libre cours à sa passion : de A à Z, c’est une masse de belles histoires, exaltantes ou poignantes, qu’il offre, d’un style alerte, au lecteur.

Comme tous les dictionnaires amoureux, ce dernier-né de la collection n’affiche aucune prétention encyclopédique ; avec l’inévitable part de subjectivité que le genre implique, il fait part des coups de cœur de l’auteur pour les hommes et les femmes, musiciens, vocalistes, compositeurs, arrangeurs et autres icônes de l’industrie du disque qui ont pris part à la grande aventure du jazz, des premiers balbutiements de la Nouvelle-Orléans au free en passant par le dixieland, le swing, le be-bop, le hard-bop et le fusion. Imprégnés d’émotion sont les chapitres consacrés à ces stellaires divas du jazz que sont Ella Fitzgerald et Billie Holiday. Les textes sont émaillés en outre d’anecdotes, tantôt cocasses et tantôt tragiques, telles celles illustrant la descente aux enfers de la drogue ou les vexations et humiliations résultant de la discrimination raciale. Heureuse attention, chacun des 26 chapitres est agrémenté de suggestions de lectures, d’écoutes de CD et même d’entrées sur YouTube qui vous aideront à en savoir plus.

À l’instar de ces musiciens passant volontiers leur instrument à un confrère, le temps d’un solo, Blanc-Francard prête son clavier à son compère Michel Le Bris, ancien rédacteur en chef de Jazz Hot, qui évoque l’ère royale des big bands, flamboyante constellation générant des myriades de stars et dominée par ces deux aristocrates auto-anoblis que furent Duke Ellington et Count Basie. Authentique baronne en revanche, que cette extraordinaire Pannonica de Koenigswater née Rothschild, mécène hébergeant avec la même générosité musiciens en panne et colonies entières de chats.

Au fil de cet abécédaire transparaît cette foi sacrée qui porte certains génies à d’inconcevables prodiges physiques, tel le manouche Django Reinhardt aux doigts grièvement brûlés dans l’incendie de la roulotte familiale et déployant néanmoins une célérité phénoménale sur le manche de sa guitare ; tel encore ce sublime homme-orchestre de Rahssan Roland Kirk, aveugle, paralysé du côté droit, jouant de trois doigts trois saxophones à la fois ! Est également abordée la saga des marques mythiques de disques, tremplins de fabuleux talents, qui ont fait la fortune universelle du jazz et de la soul ; c’est notamment le cas de Blue Note, incarnée par deux émigrants allemands et d’Atlantic, menée de main de maître par les deux fils d’un ambassadeur de Turquie à Washington.

Au final, et une fois de plus, ce dictionnaire, pour fort bienvenu qu’il soit, souffre forcément de l’envers de ses qualités : à savoir ces lacunes inhérentes certes à toute œuvre éminemment personnelle et qui ne s’est jamais voulue exhaustive. D’aucuns auront déploré la part congrue réservée au jazz non américain. Passionnément épris de jazz moi-même, et modeste saxophoniste amateur, ce sont deux regrets qu’il me faut formuler. Quoi, moins de quatre pages sur plus de 600 pour le blues, pourtant maîtresse racine du jazz dont il constitue la forme la plus expressive ! Quatre petites pages pour un genre que tout musicien de jazz, même le plus anticonformiste, le plus innovant , se doit de maîtriser aussi parfaitement que ses gammes, modes et arpèges, un genre qui a produit des légions de géants, tels John Lee Hooker et BB King, un genre enfin qui mériterait bien, a lui tout seul, un grand costaud de dictionnaire amoureux ! Pour finir, et si son aérien, éthéré émule Lester Young obtient amplement justice, bien peu de texte est réservé à Coleman Hawkins, pionnier du sax ténor et dont le son énorme, le phrasé et l’inventivité ont donné à cet instrument emblématique ses lettres de noblesse et marqué des générations entières de grosses pointures du jazz, ainsi que du rhythm and blues…

Nobody’s perfect (Nul n’est parfait) : c’est là l’hilarante réplique finale du film jazzy Certains l’aiment chaud. Au rayon des livres fréquemment visités, c’est avec plaisir que mes quelques « Dictionnaires amoureux » se sont serrés pour faire bon accueil au dernier-né.
 
 
BIBLIOGRAPHIE 
 
Dictionnaire amoureux du jazz de Patrice Blanc-Francard, Plon, 2018, 656 p.
 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166