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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Recueil
Une épopée méditerranéenne


Par Ramy Zein
2014 - 03
En 1998, l’écrivain new-yorkais Paul Auster lance un appel aux auditeurs de la radio nationale américaine pour qu’ils lui envoient des « histoires vraies (sans) aucune restriction quant aux sujets ou au style ». Des milliers de textes lui parviennent, dont il lit un grand nombre à la radio avant d’en publier un florilège en 2001 sous le titre de I thought my father was God and other true tales. Dix ans plus tard, inspiré par cette même expérience, François Beaune entreprend de collecter des « histoires vraies » autour de la Méditerranée, soit directement en allant à la rencontre de leurs auteurs, soit à travers un site Internet créé à cet effet : www.histoiresvraies.net (qui est toujours actif). La lune dans le puits rassemble une sélection de ces histoires méditerranéennes, près de deux cents récits que Beaune classe par tranches d’âge depuis l’enfance jusqu’à la mort, « telle l’autobiographie imaginaire d’un seul et même individu-collectif ». Comme l’a fait Paul Auster avant lui, l’auteur propose en fin de volume un index des thèmes abordés dans les textes.

La lune dans le puits est intéressant à plus d’un titre. Les histoires racontées constituent autant de fenêtres ouvertes sur la diversité humaine autour de la Méditerranée. Chacun à sa manière, les témoignages reflètent un ethos singulier, un mode de pensée spécifique, une pratique sociale ou religieuse. Les uns racontent des drames personnels comme un traumatisme d’enfance ou un mariage forcé, les autres illustrent des tragédies collectives telles que la décennie noire en Algérie, la guerre du Liban, le conflit israélo-palestinien ; d’autres encore relatent des situations étranges ou cocasses. Les textes du recueil expriment des opinions politiques très variées, faisant du livre une agora où se confrontent les idées et les convictions les plus contradictoires. Malgré le caractère redondant de quelques récits et la représentation inégale des zones géographiques couvertes par l’ouvrage, La lune dans le puits offre une immersion instructive, parfois passionnante, dans les différentes cultures du bassin méditerranéen.

Les histoires rassemblées par Beaune sont-elles aussi « vraies » que nous le promet le sous-titre du volume ? « L’histoire est vraie, répond l’écrivain, à partir du moment où la personne qui la raconte la considère comme vraie. Je ne suis pas flic. La personne peut mentir bien sûr. Je ne vais pas vérifier. C’est un rapport de confiance. » Que les faits soient avérés ou non est secondaire en réalité ; l’intérêt des textes ne réside pas tant dans les témoignages que dans ce qu’ils nous révèlent sur leurs auteurs. Qu’est-ce qu’une « histoire vraie » du reste ? Même les récits dont on peut garantir l’authenticité demeurent sujets à caution dans la mesure où, par définition, ils sont tributaires de la perception subjective du témoin – ou du héros – qui les raconte.
En plus des histoires recueillies dans les différents pays de la Méditerranée, La lune dans le puits renferme plusieurs textes de François Beaune où l’écrivain-collecteur rapporte des souvenirs personnels, confie ses impressions, se livre à des méditations sur le monde. L’écriture de Beaune, volontiers digressive, est aussi diverse que son livre : elle apparaît tantôt nonchalamment durassienne, tantôt travaillée par des accents céliniens, quand elle n’enfourche pas les montures de la fantasmagorie allégorique. Souvent aussi, l’auteur nous met dans la confidence de son travail, confirmant ainsi son désir d’impliquer le lecteur dans cette aventure collective. 

Malgré le caractère hétéroclite des textes qui composent l’ouvrage, y compris ceux de François Beaune, La lune dans le puits laisse deviner en filigrane certains fils conducteurs comme la condition de la femme, objet de nombreux récits, ou les figures mythiques de Don Quichotte et du juif errant qui reviennent de façon récurrente. Le choix des textes révèle également une volonté de promouvoir le dialogue entre les peuples de la Méditerranée, cette « bouche gercée dont la lèvre supérieure s’exprime en latin, et la lèvre inférieure en arabe ». Plusieurs histoires dénoncent le racisme, les idéologies fascisantes, les ravages de l’endoctrinement aveugle. L’idéal (ou l’utopie ?) que dessine en creux La lune dans le puits trouve sa plus belle expression dans un récit où l’on voit une dame juive répandre les cendres de son mari en Algérie parce qu’elle le lui avait promis, en présence de pieds-noirs chrétiens et d’autochtones musulmans qui communient tous autour des cendres dispersées en entonnant leurs prières respectives.

Ce qui fait la force et l’intérêt du livre, à savoir la pluralité des témoignages recueillis auprès de personnes anonymes, constitue aussi, il faut bien le reconnaître, sa limite principale. La plupart des récits relèvent du « degré zéro de l’écriture » : l’énonciation y est basique, les anecdotes se réduisent en général à leur aspect factuel, le lecteur a parfois l’impression de demeurer à la surface des choses tant il est vrai que seule l’écriture permet de donner du relief et de la profondeur à l’expérience humaine. Le livre de François Beaune n’en est pas moins digne d’attention. C’est un beau projet dont on mesure les efforts nécessaires pour le mener à terme. C’est surtout une entreprise significative qui ravive le sentiment d’appartenance à l’espace méditerranéen. Partagée entre une construction européenne laborieuse et un puissant tropisme américain, la France tourne trop souvent le dos à cette Méditerranée qui fait partie intégrante de son histoire et de son territoire. François Beaune rappelle à ses compatriotes une part fondamentale de leur identité, en même temps qu’il jette des ponts entre les différents pays de la Grande Bleue. « Nous sommes un seul et même individu qui raconte la vie », écrit-il en introduisant son « épopée ordinaire des Méditerranéens ». Une façon comme une autre d’affirmer la primauté de l’homme sur les nations.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
La lune dans le puits de François Beaune, Verticales, 2013, 512 p.
 
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