FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Nouvelles
Milton Hatoum, un Oriental dans l’immensité
À Beyrouth, le père de Milton a « grandi en écoutant des histoires sur l’Amazonie », au point de décider d’y aller voir par lui-même, en 1938.

Par Jean-Claude Perrier
2018 - 12


Comme pour faire patienter ses lecteurs fervents jusqu’à la parution, en 2019, de son prochain roman, La Nuit de l’attente, premier volume d’une trilogie (il achève actuellement le deuxième tome, intitulé Le Lieu le plus sombre) dont le héros habite à Paris, comme lui-même dans les années 70-80, Milton Hatoum glisse dans cette rentrée littéraire un petit volume de nouvelles, La Ville au milieu des eaux, dont la plupart ont pour cadre la ville de Manaus, capitale de l’État brésilien d’Amazonas.

C’est là que vit aujourd’hui l’écrivain, après avoir pas mal pérégriné et notamment enseigné à Berkeley, en Californie. Tout ça parce que son grand-père, en 1904, à l’époque du boom du caoutchouc, était parti de Beyrouth pour Recife, puis Belem, Manaus et Rio Branco, avant de regagner le Liban en 1913. À Beyrouth, le père de Milton a « grandi en écoutant des histoires sur l’Amazonie », au point de décider d’y aller voir par lui-même, en 1938. Il y a rencontré sa future femme, dont la famille s’était installée à Manaus bien auparavant, et ils se sont mariés. C’est pour cela que Milton Hatoum fait partie des « 8 ou 10 millions de Brésiliens d’origine arabe, descendants d’immigrés syriens ou libanais installés partout au Brésil », raconte-t-il.

Cette histoire familiale, ses racines, resurgissent sous sa plume, ici, au détour d’une nouvelle. Dans « La nature se rit de la culture », la matriarche Émilie, grand-mère libanaise, met un point d’honneur à chanter en français plutôt qu’en arabe les chansons apprises dans sa jeunesse beyrouthine, en l’honneur de deux de ses hôtes venus de France : Armand Verne, un philanthrope qui a pris fait et cause pour les Indiens d’Amazonie déjà menacés par la « civilisation » des Blancs (et l’on n’était encore qu’à la fin des années 50), et Félix Delatour, un géant breton excentrique qui a vécu à Manaus en enseignant sa langue, avant de s’embarquer, en 1971, sur le Rio Negro, le fleuve sur la rive gauche duquel se situe la ville, et n’a plus jamais donné de ses nouvelles.

Ce texte, l’un des quatorze du recueil, certains totalement inédits, d’autres déjà publiés dans la presse brésilienne ou internationale, d’autres encore parus dans des anthologies collectives, est révélateur du climat qui règne à chaque page : une moiteur tropicale oppressante, le sentiment que la ville de Manaus est une île gigantesque au milieu de nulle part, qu’on ne saurait s’en échapper, sinon par le fleuve et à ses risques et périls. Ce fleuve, qui fascine et où tout le monde veut naviguer : un vieil amiral indien, par exemple, ou qui se fait passer pour tel, un certain Rajiv Kumar Sharma, drôle et polyglotte, qui compare la situation de son pays avec celle du Brésil sur le plan des coupures de courant, entre autres ; ou encore Moamadé, le vieux colporteur, qui commerce sur l’Amazone grâce au bateau du capitaine Dalberto, et en rapporte les histoires les plus invraisemblables. Il y a encore ce vieux savant biologiste japonais, Kurokawa, venu un jour faire sur le Rio Negro une promenade inoubliable et qui, quatre ans après, décédé, fait revenir ses cendres ici, afin qu’elles soient dispersées dans ce fleuve qu’il avait tant aimé.

« Quand je remonte le Rio Negro, nous a confié Milton Hatoum, l’immensité et le mystère des eaux et de la forêt me rappellent la phrase de Pascal : “Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.”. » L’une de ses nouvelles s’intitule « Un Oriental dans l’immensité ». Voilà une définition qui lui convient parfaitement.

 
BIBLIOGRAPHIE
 
La Ville au milieu des eaux de Milton Hatoum, traduit du brésilien par Michel Riaudel, Actes Sud, 2018, 160 p.
 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166