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James Salter : des nouvelles aussi denses que des romans


Par Tarek Abi Samra
2018 - 09


James Salter est un auteur difficile. Pour éprouver le plaisir intense que procurent ses textes, il faut fournir beaucoup d’efforts. L’attention ne doit jamais se relâcher, tout détail doit être enregistré, sinon l’on risque de passer à côté de l’essentiel. Son style pourtant si simple et concis, ses phrases élégantes, au cours si serein, induisent un état de tension, une attente fiévreuse de quelque chose qui, soudain, et si l’on persévère, brise la surface paisible du récit et nous fait apercevoir des profondeurs insoupçonnées.

Disparu en 2015 à l’âge de 90 ans, ce romancier américain est considéré par ses pairs comme l’un des plus grands prosateurs de son temps. Son esthétique est une sorte d’hybridation entre le laconisme d’Hemingway et l’acharnement de Flaubert sur le style : d’une part, la sobriété, l’économie des moyens, l’art de dire peu pour suggérer beaucoup ; et d’autre part, la lenteur, la recherche de la perfection, du mot juste (« Je suis un frotteur, dit Salter, quelqu’un qui aime polir les mots dans sa main, les retourner et les sentir, se demander si c’est réellement le meilleur mot possible. ») Il est peut-être l’un des rares écrivains qui soit réellement intraduisible. Lisez une page de Salter en anglais et vous serez éblouis par la beauté froide et implacable de ses phrases ; chaque mot est à sa place, rien ne peut être modifié, son écriture possède une certaine qualité musicale impossible à transposer dans une autre langue. Bien que les traductions françaises de ses œuvres soient admirables, c’est uniquement dans le texte original que se révèlent toute l’étendue de son génie, toute la puissance de sa prose.

Last Night, paru récemment aux éditions de L’Olivier, réunit l’intégralité de ses nouvelles (dont quatre sont traduites pour la première fois en français). Ce qui frappe surtout dans la plupart de ces récits, c’est qu’une fois leur lecture terminée, ils semblent beaucoup plus longs qu’ils ne le sont effectivement. Cela est probablement dû au fait que Salter pratique l’art de la forme courte d’une manière quelque peu bizarre : il écrit des nouvelles comme on écrirait des romans. Les vingt-deux brèves fictions de Last Night ne sont presque jamais centrées sur un seul événement, et elles ne cherchent pas à produire un effet unique. Même lorsqu’elles semblent bien délimitées dans le temps et dans l’espace, comme celle intitulée « Vingt minutes », il s’agit le plus souvent d’un leurre. Dans cette nouvelle, une femme tombe de son cheval et se blesse grièvement. Il n’y a personne pour lui porter secours. Elle sait qu’il ne lui reste que vingt minutes à vivre, l’horreur la submerge, mais elle est pourtant déterminée à mourir dignement : « Je vais agir comme le ferais mon père », pense-t-elle. Quelques scènes de son passé lui traversent l’esprit : la mise à mort de sa jument blessée ; un homme refusant de coucher avec elle ; un autre essayant de la séduire et qu’elle traita de salaud ; son mari lui avouant une infidélité… Et lorsqu’elle rend son dernier souffle, on s’aperçoit qu’en moins de douze pages, Salter, par une sorte de magie qui lui est propre, nous a rendu cette femme aussi vivante qu’une héroïne d’un long roman.

La majorité des autres nouvelles ont une structure plus éparpillée. Le plus souvent, elles embrassent une période de temps démesurée – une existence toute entière –, et il est parfois difficile de déterminer qui sont leurs véritables protagonistes, tant elles ne cessent de passer du point de vue d’un personnage à celui d’un autre, comme si elles étaient plusieurs récits fondus en un seul. La nouvelle intitulée « Le cinéma » en est une parfaite illustration. On croit au premier abord que c’est l’histoire du tournage d’un film, sauf que le tournage n’est jamais décrit, Salter préférant se focaliser sur les rêves et les ambitions de ceux et celles qui y prennent part : Guivi, l’acteur principal qui vient de connaître un succès foudroyant et qui ignore qu’il est sur le point de tomber dans l’oubli ; Anna, la grande star qui tombe amoureuse de lui sans remarquer qu’il la méprise et qu’elle l’ennuie mortellement ; Iles, le réalisateur arrogant, qui se croit un génie tout en se rendant compte que son film sera un échec ; et Lang, le scénariste fasciné par ce monde inaccessible des célébrités, mais terriblement déçu de voir son script massacré. C’est un véritable roman en vingt pages, un récit très dense, mené avec une grande virtuosité ; or la fin, qui se veut grandiose, est un échec total. C’est le risque qu’encourt un écrivain en voulant atteindre à tout prix le sublime et en faisant porter un tel poids à des textes relativement courts. À vrai dire, la moitié des nouvelles de Salter sont ratées ; mais il n’en demeure pas moins que l’autre moitié est constituée de chefs-d’œuvre absolus.

 
BIBLIOGRAPHIE 
Last night (Nouvelles complètes) de James Salter, traduit de l’anglais par Anne Rabinovitch, Lisa Rosenbaum et Marc Amfreville, L’Olivier, 2018, 352 p. 
 
 
© Nancy Crampton
 
2020-04 / NUMÉRO 166