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Murakami : l’épreuve de grandir
Plus qu’une nouvelle, L’Étrange Bibliothèque s’apparente à un conte magique et inquiétant. Tout l’art de Murakami s’y condense en une sobriété nimbée d’absurde.

Par Ritta Baddoura
2015 - 12
L’Étrange Bibliothèque, nouvelle inédite de Haruki Murakami, vient de paraître. Bien que les illustrations de Kat Menschik accompagnent joliment le texte, elles ne réussissent pas à porter la densité énigmatique du récit. Un garçon venu rendre deux ouvrages à la bibliothèque municipale, demande à emprunter des livres qui traitent de la levée des impôts dans l’Empire ottoman. Ce sujet, qui lui traverse vaguement l’esprit, lui importe peu, mais comme « depuis tout petit, (il) avait été éduqué à (se) rendre à la bibliothèque et à y faire des recherches dès qu’(il) ignorait quelque chose », il n’hésite pas à se pencher sur la question ce jour-là. Les choses ne se passeront pas comme prévu, car pour trouver ces ouvrages, il faut descendre un curieux escalier, prendre un couloir obscur, s’adresser à un vieil homme antipathique, le suivre le long d’un labyrinthe pour accéder enfin à une petite salle de lecture. Les ouvrages sur la levée des impôts dans l’Empire ottoman ne sont consultables que sur place, dans cette petite salle située quelque part dans le dédale des sous-sols de la bibliothèque. Une fois dans la salle de lecture, le jeune garçon réalise qu’il a été « roulé » par le vieillard. Cette salle n’est qu’une horrible prison.

Dans les romans de Murakami, la bibliothèque n’est pas un lieu anodin, mais constitue parmi d’autres éléments de son univers, un passage entre réalité et imaginaire, insouciance et âge adulte. Espace parallèle, tantôt refuge tantôt lieu de tous les dangers, la bibliothèque a cette dimension initiatique qui est le fil d’Ariane des œuvres du Japonais. Dans L’Étrange Bibliothèque, le désir de savoir se révèle extrêmement risqué, puisque le vieil homme attend que son prisonnier ait appris par cœur l’intégralité des ouvrages demandés pour lui dévorer le cerveau : « Lorsque le cerveau est bourré de savoir, il est particulièrement délicieux. Nutritif et consistant. » D’habitude consciencieux et obéissant, le garçon va voir ses repères s’effondrer et devoir puiser en lui des ressources nouvelles pour retrouver sa liberté. Lorsqu’il s’inquiète pour ses proches qui n’ont pas de nouvelles de lui depuis un moment, le vieillard lui répond : « Chacun songe à ses propres affaires, chacun mène sa vie à sa façon. Il en va ainsi de ta mère, bien entendu, et de ton étourneau, également. C’est la même chose pour tout le monde. Le monde suit son cours. » 

Confronté à l’épreuve de l’emprise et de l’emprisonnement, le garçon va devoir affronter ses angoisses d’enfant et assumer la nécessité de la transgression et du sacrifice. C’est dans cette étrange prison qu’il fera l’apprentissage de la solitude et devra accepter la perte pour grandir. Pris aux filets d’un vieillard dévoreur de cerveau dans le ventre de la bibliothèque, le garçon sera-t-il forcé de grandir avant l’âge ? Y-a-t-il un moment plus opportun qu’un autre pour basculer vers l’âge adulte ? Toujours est-il que pour celles et ceux qui s’aventurent de l’autre côté de la réalité et choisissent les sentiers silencieux, sombres et tortueux de la connaissance, même le livre le plus long, le plus passionnant et le plus érudit ne peut protéger de la réalité, ni retarder le moment où chacun doit faire face à la mort.



 
 
© Per Folkver
 
BIBLIOGRAPHIE
L’étrange Bibliothèque de Haruki Murakami, Illustrations de Kat Menschik, traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond, 2015, 72 p.
 
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