2006 - 08
L’espoir
La guerre qui a ravagé le Liban de 1975 à 1990 n’a rien épargné : l’inÂfraÂstrucÂture, l’éconoÂmie, l’unité nationale, la joie de vivre... Je me souÂviens de nuits épouÂvanÂtables illuminées par le feu des incendies, du fraÂcas asÂsourdissant des obus, du sifflement des balles des francs-tireurs ; je reÂvois les morts qu’on transporte dans des sacs-pouÂbelÂles, les blessés qu’on entasse dans les ambuÂlanÂces, les réfugiés qui dorment dans les parÂkings, les voiÂtures piégées, les bâtiments déÂvastés, les vitres étoilées et les barricades ; je peux encore sentir l’odeur du sang, de la poudre, de la pousÂsière... Et je me deÂmande comÂment et pourquoi j’en suis sorti inÂdemne, enÂcore que l’on ne sorte jamais tout à fait indemne d’une telle épreuve.
Pendant la guerre, mon père, optimiste de nature, faisait des projets d’avenir, exhortait ses proches et amis à ne pas abandonner le navire, convaincu que « les bons Libanais » devaient se serrer les coudes et ne pas déÂserter leur propre pays. À ceux qui, ayant perdu leurs biens, veÂnaient se lamenter chez lui, il promettait des jours meilÂleurs ; à ceux qui sentaient l’abatÂtement les gaÂgner, il asÂsurait la fin prochaine des combats ; à ceux qui voulaient prendre le chemin de l’exil, il expliÂquait que l’exil n’est pas remède, mais poiÂson. Etait-il lui-même sûr de ce qu’il avançait ou bluffait-il pour les persuader de rester ? Il se senÂtait, je crois, investi d’une mission nationale, diÂvine presque, qui consistait à prêcher l’espoir : les gens arrivaient chez lui déÂcouragés, ils repartaient confiants, la fleur au fuÂsil.
Un jour que les bombardements faisaient raÂge, ma mère vint le trouver, l’air inquiète :
– Que se passe-t-il ? lui demanda-t-il.
– Je redoute des manifestations devant la maiÂson.
Mon père fronça les sourcils, alla à la feÂnêtre et écarta les rideaux.
– Des manifestations ? Qui peut bien maniÂfester deÂvant chez nous ?
Ma mère haussa les épaules et répliqua d’un ton pinÂce-sans-rire :
– Tous ceux à qui tu as donné de faux esÂpoirs et qui sont restés au Liban à cause de toi ; tous ceux que tu réconfortais et qui, à l’heuÂre qu’il est, sont terrés comÂme des rats pour échapÂper aux obus !
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Mon père prenait toujours les choses du bon côté, voyait la moitié pleine du verre. Il était si optimiste qu’il avait le plus grand mal à se reÂprésenter la vieilÂlesse ou la mort. à l’âge de soixanÂte-treize ans, il s’ofÂfusqua de me voir le classer dans la catégorie des perÂsonnes âgées. « Je ne suis pas vieux », me corrigea-t-il d’un ton sévère. Et lorsque mon onÂcle décéda brusÂqueÂment, je revois le ténor plein d’esÂpoir dans la voiture nous menant à l’hôpital, inÂcapable de s’iÂmaÂginer son frère mort. Lorsque nous gagnâmes les urgences et que ma sÅ“ur en larmes nous anÂnonça que c’était fini, mon père demeura un long moÂment perdu, le regard haÂgard, les lèvres crisÂpées.
– Ce n’est pas possible, balbutia-t-il en me seÂcouant comme un prunier. Il faut le sauver, ce n’est pas posÂsible !
– Il n’y a plus rien à faire, p’pa. Il est parti.
– Ce n’est pas possible, répéta-t-il. Ce n’est pas possible...
C’était possible, si. La mort avait emporté mon oncle, celui qui était la bonté même, celui qui, dans une lettre envoyée à papa, avait eu ces mots : « Tu es notre père à tous ; tu es et tu resteras notre dernier recours. »
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Un autre jour, pendant la phase la plus criÂtique de la guerre, alors que nous nous trouÂvions aux abÂris, conÂfinés dans une salle obsÂcure et maloÂdorante, atÂtenÂtifs au bruit des exploÂsions qui seÂcouÂaient la ville au-desÂsus de nos têtes, nous vîmes le ténor déÂbarquer avec une bougie et une pile de dossiers.
– Qu’est-ce que tu fais, p’pa ?
– Des dossiers à terminer, me répondit-il en s’insÂtalÂlant dans un coin de l’abri.
– Quels dossiers ? Le pays est dévasté. Il n’y a ni clients, ni tribunaux, ni juges, ni justice... À quoi bon ?     Â
Mon père hocha la tête et eut ces mots maÂgnifiques :
– Demain la paix viendra, et je dois être prêt.
Résumé
Le silence du ténor raconte, à travers des séquences tantôt émouvantes, tantôt cocasses, l’histoire d’une famille libanaise.
Avocat réputé, ténor du barreau de Beyrouth, le père plaide avec une rare éloquence. Dans l’exercice de sa profession, la parole est d’or. Son travail est sa vie. Il est craint, suit une disÂcipline militaire, impose la gyÂmnastique à ses six enfants, les punit lorsqu’ils transÂgressent les règles... Mais derrière cette rigueur, se cache un homme sensible, pétri d’huÂmour, cuÂrieux de tout, à l’optiÂmisme contagieux. Soudain, c’est le drame. Une attaque cardiaque le fouÂdroie. Il se retrouve privé de la parole qui a fait sa célébrité, muré dans le silence. Mais l’amour de sa famille et l’espoir vont l’aider à surmonter l’épreuve... Sans doute le livre le plus personnel d’Alexandre Najjar, dans la même veine que L’Ecole de la guerre. à paraitre le 7 septembre prochain chez Plon.