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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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La demeure du temps


Par Laurent Borderie
2009 - 08
Antonio Tabucchi concentre à lui seul toutes les qualités qui font un grand écrivain. Depuis de nombreuses années, il sonde les âmes confrontées à la pression du temps, de la mort et des restes de l’oppression politique. On imagine aisément que cet intellectuel reconnu dans le monde entier reste en dehors et travaille loin de lui. Ce serait méconnaître cet écrivain de haut vol qui ne peut s’exprimer que dans le monde, prendre la parole au nom de ceux qui n’en ont plus et se lever pour combattre ce qu’il qualifie « d’oppression berlusconiste ». Tabucchi est un homme qui s’inscrit dans la vie, qui n’a pas peur de s’élever contre le mensonge et la rouerie d’un système politique italien qu’il juge pervers. Pourtant, dans ses romans, l’écrivain n’attaque personne frontalement. Il utilise l’ellipse et revient à ses thèmes de prédilection qui sont le temps, la vieillesse, la douleur. Dans Le temps vieillit vite, il livre neuf nouvelles toutes nostalgiques et place ses personnages dans un moment d’intimité unique, celui, si bref, qui confronte l’homme au temps qui passe, le resitue dans l’histoire, la sienne, toujours imbriquée dans celle de son époque. Des reniements pour certains, des moments de gloire pour d’autres, des échecs pour la plupart qui sont autant de ciments et de cailloux qui façonnent les destins personnels. Tabucchi s’interroge sur le temps, il oppose celui d’Einstein, le temps physique, unique et inopérant, à celui de la conscience si cher à Bergson. Quels sont les désirs d’une femme qui vit en Suisse et a toujours regretté, dans Cercle, de ne pas vivre à Paris ? Tout ce qui nous semble proche s’éloigne pour former le paysage dans lequel nous vivons, semble écrire le romancier. Que penser encore de cette femme qui se meurt et souhaite avant de disparaître que son neveu s’approprie un peu de sa mémoire en lui rappelant « des souvenirs de ta petite enfance, de quand tu étais un enfant si petit que tu ne peux t’en souvenir » ? La mourante transmettra-t-elle ses souvenirs à elle ? Ceux de l’enfant peut-être ? Peut-on restituer des souvenirs des autres sans s’accaparer leur conscience ? Après deux nouvelles sensibles et touchantes, Tabucchi décide de partir vers l’Est, dans cette Europe du bloc communiste qui a connu une véritable révolution lors de la chute du mur de Berlin et est devenue le lieu d’une extraordinaire confrontation mentale emprunte d’une nostalgie qui a forcé des millions d’hommes à remplir une forme de vide abyssal avec de terribles souvenirs. On croise un ancien officier du conflit yougoslave qui séjourne dans un hôtel en bord de mer, ancien QG d’une guerre sans nom, et apprend à une petite fille trop bavarde que l’on peut lire l’avenir dans les nuages. Qui est cet homme perdu dans un jardin botanique et qui essaie de lire l’âge des arbres ? Pourquoi un ancien général de l’armée hongroise estime-t-il que les plus beaux jours de sa vie sont ceux qu’il a passés en compagnie de celui qui a été responsable de son long séjour en prison ? Dans les rues de Berlin, un homme, ancien officier de la Stasi chargé de surveiller Bertholt Brecht, désœuvré, part à la recherche de l’ombre d’une femme autrefois aimée. Tous les personnages de ces nouvelles cherchent une raison de vivre, se plongent dans leur passé, se nourrissent sans les analyser de souvenirs qui les ont forgés. Des héros tous confrontés au temps qui passe, celui qui vieillit si vite, abîme les corps mais pas les esprits. Car les héros de Tabucchi ne perdent pas la mémoire. Ils se sont construits sur les souvenirs les plus intenses, voire tragiques, de leur vie, les ont sublimés, parce qu’ils sont englués dans le présent. Avons-nous le temps pour nous pencher sur cette notion philosophique qui nous échappe ? Tabucchi nous en donne l’occasion dans un recueil magistral qui prouve que la poésie est le seul moyen de saisir le temps comme l’on prendrait une poignée d’eau.

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Le temps vieillit vite de Antonio Tabucchi, 9 nouvelles, Gallimard, coll. Monde entier, 181 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166