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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Jean-Luc Coatalem en quête d'aïeul
L'écrivain français dévoile un secret de famille : l'arrestation et la déportation de son grand-père, durant la Seconde Guerre mondiale. À mi-chemin entre le roman et le récit, son nouveau livre est tout autant un hommage au courage de générations disparues qu'une réflexion sur le silence.

Par William Irigoyen
2019 - 10
Ce livre semble très important pour vous. Quelle en est la raison ?

Je le porte depuis toujours. Je n'ai pas cherché, en l'écrivant, à me libérer de quoi que ce soit. J'ai plutôt tenté de décadenasser ce qui était enfoui. J'ai ressenti une profonde nécessité à prononcer les noms de certaines personnes, de certains lieux relatifs à la vie de mon grand-père. Aujourd'hui, je ne me sens pas mieux ou moins bien une question de sensibilité ? Peut-être existe-t-il chez moi un sentiment de fracture, de faille, plus développé ? Pourquoi suis-je le seul à creuser cette histoire ? Ce grand-père à qui j'ai donné le nom de Paol dans le livre s'appelle en fait Camille, prénom que j'ai donné à ma fille. Il y a quelque chose d'autre qui, sans doute, explique cette fascination pour mon grand-père. J'ai toujours vu dans cette figure mythique un personnage finalement très rimbaldien, animé par un sens fort de l'aventure et de la liberté. Ce qui vaut pour lui vaut aussi pour mon oncle. D'ailleurs, dans la première version, Ronan avait beaucoup plus d’importance dans le texte. Songez que ce dernier a été engagé dans le contre-espionnage, milieu qu'il a ensuite déserté, qu'il a été impliqué dans le fameux putsch des généraux en Algérie en avril 1961, au sein de la Légion, après avoir opéré, lui aussi, en Indochine. Au fond, les personnages de ce livre vont vivre tous les soubresauts de l'histoire : la Première et la Seconde Guerres mondiales, l'Indochine, l'Algérie, Suez... Ils incarnent soixante-dix ans d'histoire française à travers les tensions et les conflits. Mon roman est un livre d’histoire, certes, mais il est vivant.

Tellement vivant que vous écrivez un moment « voir » vos personnages…

Si je vois très distinctement mon grand-père, mon oncle et mon frère à différents moments de leur vie c'est parce qu'ils se ressemblent physiquement. Ils sont comme des ombres portées. Je les vois très distinctement parce qu'il y a des endroits en Bretagne où ils sont allés – notamment une grotte où ils ont été pris en photo en 1938 –, où je suis allé moi aussi plus tard et où ma fille se rend parfois. Ronan et Paol sont décédés mais ils sont toujours là pour moi. J'ai des objets leur ayant appartenu. J'ai le livret militaire de mon grand-père, j'ai vu son casque colonial, je sais où sont les guêtres qu'il portait. Je les vois comme des Bretons finistériens échappant au terroir, s'ouvrant progressivement au monde, ardents. Ils sont à la fois ancrés dans un territoire et capables d’en partir, d’échapper à un destin tout tracé. Malgré cette vision claire, des questions demeurent. Pourquoi Ronan a-t-il rejoint la France libre ? Comment est-il entré dans le contre-espionnage, à Alger ? Pourquoi a-t-il été volontaire pour aller se battre à Diên Biên Phu ? Quel a été le moteur profond de cet engagement ? Je n'en sais rien. Tous sont des figures d’hommes volontaires et courageux.

Ce livre met à mal la notion de « roman » qui lui est pourtant accolée. La fiction aurait consisté à tout inventer. Mais le récit est impossible car il se heurte au manque de données précises…

C'est un livre hybride en effet. Il y a des dates, des lieux précis. En ce sens, il est un récit. Mais souvent, je lâche un peu la bride, si je puis dire. J'apporte du romanesque dans cette histoire, j'invente des scènes possibles lorsqu’il y a des trous, des manques narratifs. Et en même temps, ces personnages restent assez opaques. J'aurais pu parfois extrapoler sur certains aspects mais cela aurait nui à leur cohérence. Je ne voulais pas leur faire faire n'importe quoi. Une fidélité à l’esprit qui était le leur.

Pourquoi les bouches sont-elles tant scellées ?

Le malheur explique tout. La douleur aussi. Mon père ne m'a jamais parlé de son père. Il m'est difficile de répondre. Je ne sais même pas quels rapports ils entretenaient tous les deux. Sans doute notre caractère finistérien un peu abrupt joue-t-il un rôle non négligeable ? Nous vivions au bout du bout de la Bretagne. On peut voir ce territoire comme une extrémité géographique et mentale. Il est une limite : à la fois terminus et départ. N'oublions pas aussi que ces hommes sont des officiers. Ils ont été blessés. Ces gens ont été physiquement éprouvés par les engagements successifs. Je comprends que cela puisse agacer d'avoir quelqu'un comme moi dans la famille qui décide de raconter un destin commun. J'ai dédié ce livre à mon père qui n'est pas seulement victime de cette histoire. Il en est aussi l’acteur. Je l’admire d’avoir résisté à tout cela.

Vous avez un poste à responsabilité au magazine Géo, vous êtes aussi un grand voyageur, un amoureux de récits d'aventures et de l'Asie. L'histoire de ce grand-père a-t-elle façonné celui que vous êtes devenu ?

J'aurais tendance à dire oui. Mais je suis heureux de ne pas avoir été officier comme eux. Je reste fasciné par leur capacité à affronter le réel, l'histoire. Personne n'a obligé mon grand-père à rentrer dans la Résistance. Personne n'a obligé mon oncle à traverser la Manche pour entrer dans les Forces françaises libres. Ils ont fait des choix radicaux en mettant leur vie en danger.

Ça s'appelle le courage…

Je parlerais plus volontiers de confiance dans la vie. Moi, je ne suis pas comme ça. Aurais-je été capable de faire ce qu'ils ont fait ? Je n'en sais rien. J'admire cette force chez eux. Ce côté bâtisseur de sa propre existence me fascine.


Avez-vous l'impression qu'une nappe de brume envahit toujours cette histoire familiale ?

Elle s'est quand même dissipée parce que j'ai trouvé l'itinéraire carcéral de mon grand-père, les lieux où il est allé, j'ai trouvé quelqu'un dont un des parents a assisté à l'arrestation de Paol. Disons que j'ai écarté certains nuages. Mais de nombreux autres demeurent. Je n'arriverai sans doute jamais à comprendre certaines choses. Pourquoi mon grand-père est-il parti pour l'Indochine en 1929 alors qu'il avait femme et enfants en Bretagne. Certes, il était officier de réserve et l'armée manquait de bras après 14-18, mais tout de même. Il aurait pu refuser. Quel a été le ressort de ce départ ? Puis quel a été son engagement exact dans la Résistance ? Et le destin de Ronan est tout de même extraordinaire lorsqu’il devient officier de Légion, au mythique 1er REP – Régiment étranger de parachutistes. Mon père a eu aussi une belle carrière d’officier, en outremer. C’est grâce à ses mutations en Polynésie ou à Madagascar que j’ai eu très tôt l’envie d’ailleurs. Et celle de partir à mon tour. La boucle se bouclait.



BIBLIOGRAPHIE 
La Part du fils de Jean-Luc Coatalem, Stock, 2019, 272 p.
 
 
© Julien Falsimagne
« Le malheur explique tout. La douleur aussi. » « Ce côté bâtisseur de sa propre existence me fascine. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166