Robert Solé : Français, mais pas seulement
Par Propos recueillis par Jean-Claude Perrier
2019 - 07
Né au Caire en
1946, dans un milieu chrétien, francophile et francophone, brillant élève chez
les jésuites, Robert Solé est parti pour la France via le Liban,
« naturellement » pourrait-on dire, en 1964, afin de suivre les cours de
l’École supérieure de journalisme de Lille. Naturalisé français, après des
débuts au quotidien régional Nord-Éclair, il a fait toute sa carrière au
prestigieux Monde, de 1969 à 2011, d’abord correspondant à l’étranger (mais
jamais au Proche-Orient), puis chef de service, rédacteur-en-chef,
directeur-adjoint de la rédaction, médiateur, directeur du Monde des livres,
chroniqueur… Depuis 1975, il est également l’auteur de plus de vingt ouvrages,
essais et romans, où l’Égypte occupe une place prépondérante. Son dernier
roman, Les Méandres du Nil, il le considère comme « (son) vrai premier roman
historique, avec toute la liberté que cela comporte ». Deux histoires
s’entremêlent, celle de l’épopée de l’obélisque de Louqsor, offert en 1830 par
le sultan Méhémet-Ali à la France de Charles X et qui orne toujours aujourd’hui
la place de la Concorde. « Le monument est plus vieux que Paris même », s’amuse
Solé. À l’origine, le monarque oriental, munificent, avait offert aux Français
les deux obélisques qui ornaient l’entrée du temple antique, mais, pour des
raisons techniques, ses hôtes ont renoncé à la moitié de ce cadeau encombrant
(220 tonnes chacun) : nul navire n’aurait pu charger une masse aussi pesante.
Le « découpage » de l’obélisque lui-même constitua une prouesse technique. Dans
cette aventure, à travers son héroïne Clarisse, Solé évoque également le rôle
important et peu connu que les Saint-Simoniens jouèrent en Égypte vers la fin
du XIXe siècle, menaçant même un temps de supplanter Ferdinand de Lesseps pour
le chantier du canal de Suez. Un moyen, pour l’auteur, de revenir à nouveau sur
cette histoire commune entre la France et l’Égypte, cette fascination de l’une
pour l’autre, qui le fascine également. Tout en se considérant comme Français
« pur sucre », Robert Solé se revendique très fier de ses origines égyptiennes,
de sa communauté, les melkites, dont il a cherché à reconstituer l’histoire
depuis son premier roman à succès, emblématique, Le Tarbouche (Le Seuil, 1992).
Pour L’Orient littéraire, retour sur un parcours hors du commun, et réflexions
sur le monde arabe contemporain, notamment l’Égypte, où il est revenu plusieurs
fois récemment.
Â
Comment expliquez-vous
que toute votre œuvre, ou presque, soit consacrée à l’Égypte ?
Â
Je suis né au
Caire, dans une famille qui avait de lointaines origines syro-libanaises, mais
qui vivait en Égypte depuis plusieurs générations. Ce qui nous réunissait,
c’était notre communauté religieuse, les melkites, et la langue française,
comme une appartenance, une identité. L’adhésion à une langue, à une culture.
Même si mes parents n’avaient jamais mis les pieds en France ! Mon père était
architecte, décorateur, fabricant de ferronnerie ; ma mère, fille d’avocat,
s’occupait de mes deux sœurs et de moi. Nous appartenions à la moyenne
bourgeoisie égyptienne, et nous avons vécu les derniers feux du cosmopolitisme.
Après 1956 et l’affaire de Suez, le climat a changé. Il y a eu des expulsés,
notamment les juifs, et des départs, de coptes ou de musulmans modérés. Nous,
nous sommes restés jusqu’en 1964. Je suis parti pour Beyrouth, où j’ai étudié
au collège jésuite de Jamhour pour devenir ingénieur. Mais ce n’était
visiblement pas mon destin. Ensuite, nous sommes partis pour la France.
Â
Quel rôle a joué
la religion dans votre formation ?
Via les écoles,
ma religion – je suis grec catholique melkite, une communauté plus
importante que sa petite taille ne le laisserait supposer (Youssef Chahine ou
Omar Sharif, qui s’appelait Michel avant sa conversion à l’islam, étaient
melkites) –, définissait notre appartenance. À l’époque, tout le monde
était pratiquant. Aujourd’hui, il reste quelques melkites en Égypte, mais dans
un climat particulièrement tendu.
Â
Comment se passe
votre arrivée en France, en 1964 ?
Â
Sans souci, même
si je n’ai acquis la nationalité française que plus tard. J’étais un immigré
« de luxe », cultivé, journaliste, marié très jeune avec une Française « pur
jus » : nous venons de fêter nos cinquante ans de mariage. Je n’ai jamais
souffert de xénophobie, ou alors ça m’a échappé ! Ce qui prédominait, c’était
notre volonté de nous assimiler : que le pays nous accueille, mais aussi que
celui qui arrivait ait envie d’être intégré. C’est ça qui a complètement changé
en France aujourd’hui, et c’est dramatique pour le pays, sa cohésion nationale.
La France communautariste va finir par ressembler au Liban !
Â
Au Monde, vous
n’avez jamais travaillé sur le Proche-Orient. Pourquoi ? Vous auriez pu vous
faire nommer correspondant au Caire ou à Beyrouth ?
Â
J’avais tourné la
page et conservais de si bon souvenirs d’Égypte que je n’y suis pas retourné
durant vingt ans ! Et puis j’ai été rattrapé par mon passé, ou plus exactement
celui de ma famille, que j’ai essayé de reconstituer. C’est ce qui a abouti Ã
mon premier roman, Le Tarbouche, un synonyme de « fez », ce couvre-chef si
particulier, ottoman d’origine, mais devenu l’un des symboles de l’Égypte. Le
livre a connu un grand succès en librairie, notamment au Liban. C’est Amin
Maalouf qui en avait rendu compte dans Le Monde et m’avait encouragé Ã
continuer. Je l’ai fait, mais, à l’envers, en remontant le temps, avec Le
Sémaphore d’Alexandrie (1994), puis La Mamelouka (1996), qui forment une trilogie.
Â
Entre-temps, vous
étiez retourné en Égypte ?
Â
Oui, en 1986,
sous Moubarak, puis plus tard, invité par l’Unicef. La première fois, je
reconnaissais tout et je ne reconnaissais rien. Mon premier choc, ça a été la
population : en 1946, le pays comptait 18 millions d’habitants. Il en a 100
millions aujourd’hui ! Le deuxième : la quasi-disparition du milieu
intellectuel cosmopolite. Le troisième choc : le repli identitaire, notamment
des musulmans, avec toutes ces femmes voilées, ces barbus… Plus le pays s’ouvre
à l’Occident, plus il se referme. Et ça va s’accentuer. Or l’Égypte est le pays
central du monde arabe. On ne peut faire ni la paix ni la guerre avec Israël
sans l’Égypte.
Â
Vous n’avez pas
de problème avec l’actuel régime égyptien ?
Â
Non, je suis
retourné en Égypte avec le président Macron en 2019 pour son voyage officiel.
Mes livres y sont publiés sans souci. Mais, sauf exception, je n’écris pas de
livre d’actualité, à chaud. Le Pharaon renversé, Dix-huit jours qui ont changé
l’Égypte, sur la révolution de la place Tahrir et la chute de Moubarak (Les
Arènes, 2011), c’était une exception. Je suis allé voir sur place juste après.
Â
Que pensez-vous
d’Alaa el-Aswany et du traitement qui lui est réservé par le président Al-Sissi
et les autorités égyptiennes ? Il est interdit d’écriture dans la presse, de
publication, quasiment banni, sous peine d’emprisonnement.
Je partage sa
déception, sa désillusion, alors qu’il a tellement cru à cette révolution
égyptienne, qu’il s’est tellement engagé. Alaa est à la fois écrivain et
militant, mais c’est un Égyptien pur sang. Moi, je me considère comme Français,
mais pas seulement. L’Égypte, c’est un quelque chose en plus !
Â
Que pensez-vous
de ces fameux « printemps arabes » ?
Â
Je ne suis pas un
expert, et je ne connais ni le Soudan, ni l’Algérie. Mais faire tomber un
pharaon ne suffit pas. C’est laisser le champ libre aux islamistes, à l’armée
ou aux deux ! En tout cas, 2011 a marqué la fin, dans l’opinion internationale,
de cette prétendue « soumission » des peuples arabes qui seraient incapables de
démocratie. Cela n’existe pas. Il n’y a pas de soumission arabe. Tous les
peuples ont besoin de liberté. Mais le problème c’est que le jour où le pouvoir
tombe, il n’y a plus que les islamistes, avec leur chape de plomb religieuse,
qui font aussi le jeu de l’armée, quand les deux ne sont pas de mèche, avec
leurs certitudes. Le peuple subit alors une double pression, avec interdiction
de s’exprimer. Cela ne peut durer très longtemps. Une société qui ne doute pas
est une société faible. C’est pour cela que j’aime bien le modèle français.
Â
Et le Liban ?Â
En 1964, c’était
déjà un « miracle permanent ». Mon seul problème avec le Liban, c’est son
dialecte : je parle (pas mal) égyptien, alors on a de la peine à se comprendre.
Sinon, c’est un pays pour lequel j’éprouve beaucoup de tendresse. Et il règne
toujours à Beyrouth, malgré toutes les horreurs passées et les problèmes
actuels, un climat de liberté.
BIBLIOGRAPHIE
Les Méandres du
Nil de Robert Solé, Seuil, 2019, 336 p.Â