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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Marie Gauthier et la mécanique du désir


Par Joséphine Hobeika
2019 - 06
Le 7 mai 2019 a été décerné le Goncourt du premier roman, remis à Marie Gauthier pour Court vêtue, paru en janvier chez Gallimard, dans la collection « Blanche ». Le vers de La Fontaine, mis en exergue dans le récit, amorce l'élan narratif, qui met en scène deux adolescents qui s'éveillent à la sensualité, dans un bourg endormi et poussiéreux. Félix, envoyé en apprentissage chez « le père au mégot », loge dans la maison du cantonnier, où il rencontre sa fille de seize ans, Gilberte, dite Gil. L'héroïne, employée au supermarché du village, connaît une vie sexuelle débridée. « Ensuite les hommes étaient arrivés en nombre. (...) Elle voulait que ça marque son corps d'une certaine manière. Que ça devienne le signe d'un passage. Que ça vive en elle sous la jupe, sous les chemisiers clairs. Elle n'y pouvait rien. Elle n'offrait aucune résistance, se perdait dedans. (…) Elle voulait franchir une frontière. (...) Elle allait suivre sa pente dans ce bourg aride, dans cette terre brûlée. »

La quête de dépassement et d'absolu prend la forme d'un perpétuel jeu de séduction étourdissant. « Elle était traversée par quelque chose qu'elle ne pouvait pas dire, qui était bizarre, qui ne tenait pas dans la chambre de jeune fille, ni dans la maison, qui sautait les murs, les frontières et la conduisait à la rivière. (...) Elle voulait sentir les regards posés sur elle, être alerte, disponible. Il fallait que le désir ne s'arrête jamais. Une folie qui la rendait gaie, la faisait rire. » Félix, qui est un peu plus jeune qu'elle, est fasciné par la présence physique de la jeune fille, qu'il observe et épie, donnant lieu à une érotisation du quotidien délicieusement rendue par une écriture juste, suggestive et contenue. Au fil des pages se dessinent les mystérieux ressorts du désir et sa mécanique d'enchantement. « Une attraction semblable à la force centrifuge s'était emparée de lui. Quelque chose de subtil l'avait saisi, les vibrations des fenêtres, l'arbre de la cour, les grincements de l'escalier. En fait c'était l'accord mystérieux entre un lieu et une fille. »

Dans ce roman d'apprentissage, Félix va expérimenter le « jeu cruel » de l'attirance des corps et s'éloigner des rives de l'enfance. « Il était peut-être venu ici pour ça, attendre une fille, avoir peur qu'elle ne revienne pas et s'ouvrir au pouvoir des mots », ce que le lecteur fait avec une certaine volupté, au fil du récit, dont la saveur fraîche et acidulée évoque l'irrépressible élan de la jeunesse, et sa fragilité. 

Nouvelle dans le paysage littéraire français, vous venez de recevoir une belle gratification avec le Goncourt du premier roman. Comment êtes-vous arrivée dans le monde de l'écriture ?

J'ai commencé à écrire à l'adolescence, je tenais des carnets, et cela fait une dizaine d'années que j'essaie de passer à une étape plus sérieuse, tout en étant comédienne et modèle pour des peintres ou des sculpteurs. Je suis finalement arrivée à un manuscrit qui me plaisait, et je l'ai envoyé. Je ne m'attendais pas à recevoir le Goncourt du premier roman, ça a été merveilleux : j'avais eu de bons échos dans la presse, mais le miracle a été le très bel article de Bernard Pivot dans Le Journal du dimanche, intitulé « Que le désir ne s'arrête jamais », qui est paru deux jours avant. J'ai beaucoup aimé ce qu'il disait sur mon livre, mais je n'ai pas su comment l'interpréter, car il ne parlait pas au nom de toute l'Académie. J'ai ensuite été ravie de rencontrer le jury, comme Didier Decoin, Patrick Rambaud, Paule Constant, Philippe Claudel...

Quelles sont les sources de ce récit initiatique ?

Mon texte doit être un peu lié aux écrits qui l'ont précédé, notamment mon personnage féminin qui avait commencé à se dessiner et à se projeter dans mon précédent manuscrit. Je voulais parler de l'adolescence, c'est un sujet qui devait être important pour moi. C'est assez mystérieux ; quand les esquisses de mes personnages sont venues, j'ai décidé de creuser une petite chose, une ambiance, et j'y suis allée ! Mon roman n'a rien d’autobiographique, j'ai sciemment choisi des personnages éloignés de moi par l'âge, ça permettait de prendre de la distance. Mais je suppose que ce que je mets dans mon récit correspond à ce qui me touche, ce que j'aime, ce que j'ai envie de dire... Dès le départ, j'avais mes protagonistes, le nœud diégétique, et une forme d'élan, dont l'énergie correspond assez bien au vers de La Fontaine.

Avec « les sentiers de castine éblouissants, les petits murets autour des jardins, l'arche du pont, le cimetière des cyprès, la salle des fêtes et son drapeau » en arrière-plan, votre roman s'ancre dans la ruralité, cette France périphérique qui a fait l'actualité ces derniers mois. Dans quelle perspective est-elle traitée ?

J'ai grandi dans un bourg, près de Saint-Julien-en-Genevois, en Haute-Savoie, et je le porte en moi. Si mes personnages ne sont pas vraiment des laissés-pour-compte, on sent une forme d'ennui de la province, une sorte de désœuvrement, aucun d'eux n'a fait de grandes études... Je les aime néanmoins parce qu'ils portent une envie de vivre, quelque chose qu'on a tous en commun, qui n'est pas lié au milieu d'où l'on vient. Je n'ai pas cherché à faire quelque chose sur la ruralité, j'ai voulu exprimer ce que je ressens de l'adolescence, de l'éveil de sens, de l'attirance pour quelqu'un d'autre, dans un village de province, à un âge où on ne possède pas encore vraiment la langue, où on n'est pas capable de faire un grand discours. Ce qui m'intéressait et que je voulais transcrire, c'était leur présence au monde, les chamboulements intérieurs qu'ils exploraient.

Vos personnages semblent exister surtout physiquement, Gil en particulier. Le corps n'est-il pas le premier vecteur de communication entre les protagonistes ?

Pour Gil, le corps est un espace d'exploration des différents ressentis de l'adolescence ; sa magie va être de vouloir l'expérimenter d'une manière un peu pleine, totale, comme un défi de vivre l'existence, où elle ne veut pas perdre une seconde. Elle fait des choses osées, par choix, et vit ce qui lui arrive d'une manière exaltée, qui n'a rien d'intellectuel. Félix aussi expérimente l'éveil des sens, mais sa perception est un peu différente, je lui ai mis un petit texte qui traîne dans sa poche et qu'il emporte partout, il amène l'amour de la littérature.
Au fil du roman, les différents hommes que croise Gil reflètent un éventail de ce que peut être la sexualité, une réalité parfois crue, brutale, violente. L'histoire se passe en plein été, sous une chaleur écrasante, les corps sont plus visibles, et la torpeur du sud amène une énergie particulière. 

La mécanique du désir structure tout le récit. N'est-elle pas le vecteur d'une érotisation du quotidien qui mène au fantasme ?

Le désir est au cœur de la narration : Gil suscite le désir des autres hommes, d'où un engrenage d'attirance, de consommation, d'action et d'exploration, avec une dimension parfois brutale. L'écriture reflète bien une érotisation des gestes du quotidien, et c'est aussi un des plaisirs de l'existence de vivre le moment, de s'arrêter et de simplement sentir la présence de l'autre. Cela passe par des choses qui semblent sans importance ; l'amour arrête le temps, il a un côté révolutionnaire, en allant à l'encontre du mouvement du monde et en s'attardant sur la beauté d'un geste anodin.

Quel est le sens du dénouement tragique ?

J'ai fait beaucoup de théâtre, j'aime la tragédie, les cris de douleur, et la fin faisait partie de l'histoire dès le départ. Il me tenait à cœur que ce qui était vécu soit immense et marqué par la perte, que ce soit un arrachement, foudroyant, beau et en même temps brutal, comme si tout ce que vous avez de mieux doit vous être enlevé. Beaucoup de lecteurs m'interrogent sur les dernières lignes du récit et certains regrettent l'issue tragique. Je voulais écrire l'amour et sa douleur, l’amour et la perte… ça me paraissait forcément lié. Ce n'est absolument pas la condamnation du mode de vie de mon héroïne qui est en jeu.

« Il fouillerait sa mémoire le stylo à la main, pour retourner aux réveils du matin, à ces moments dans la maison fraîche encore de la nuit. » Si le roman célèbre la puissance du langage par une langue dense et charnue, le texte est quasiment dépourvu de dialogue. Est-ce lié à votre perspective narrative, qui est avant tout de plonger dans l'intimité des êtres ?

Félix découvre le pouvoir du mot et il s'en émerveille ; ce n'est ni une force ni une faiblesse, mais ça va le pousser à faire l'effort de garder une trace de ce qui a été vécu. Je me découvre moi-même en train d’écrire des livres et pour l'heure, je ne suis pas une dialoguiste ! Je voulais relever l'intériorité et la transcrire le mieux possible. C’étaient des choses sensibles mais pas décidées, et elles ont pris une forme adaptée à l'écriture de l'intime. 


 
BIBLIOGRAPHIE 
Court vêtue de Marie Gauthier, Gallimard, 2019, 112 p.
 
 
© F. Mantovani / Gallimard
« J'ai fait beaucoup de théâtre, j'aime la tragédie, les cris de douleur, et la fin faisait partie de l'histoire dès le départ. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166