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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
L'ultime utopie de Yahia Belaskri


Par Georgia Makhlouf
2018 - 09
Yahia Belaskri qui vient de publier Le Livre d’Amray, un beau roman paru chez Zulma, a reçu le prix Ouest-France Étonnants Voyageurs en 2011 pour Si tu cherches la pluie, elle vient d’en-haut et le prix Beur FM Méditerranée en 2015 pour Les Fils du jour. Il a également consacré un récit biographique à Abd el-Kader, Abd el-Kader, le combat et la tolérance, paru en 2016 chez Magellan.

C’est dans un pays qui n’est jamais nommé que se déroule son dernier roman, un pays laminé par de multiples guerres mais autrefois arpenté par Saint Augustin, Kahina, la reine berbère et Abd el-Kader. Amray s’est choisi ces illustres prédécesseurs comme parents car, lorsqu’il se tourne vers sa famille réelle, il ne trouve que « la défaite dans les yeux de (son) père silencieux et le renoncement dans ceux de (sa) mère ». Dehors, la ville résonne de slogans et de diatribes contre le reste du monde, et personne ne peut y trouver sa place s’il ne se soumet aux règles, aux traditions, aux injonctions du discours dominant. Or Amray est un poète, un insoumis donc. Il ne peut dès lors qu’être exclu ou partir. Belaskri retrace son parcours qui puise, on le devine, dans l’autobiographie, avec pudeur et sensibilité. Son roman se veut une ode à la liberté en même temps qu’une charge contre la pensée unique qui enlaidit le monde et le rend terriblement inhospitalier.


Le titre du roman, Le Livre d’Amray, a une connotation religieuse voire biblique. Quelle était votre intention en le construisant de cette façon-là ?

Je n’ai pas, du moins pas consciemment, souhaité donner à mon titre une connotation religieuse, mais c’est sous cette forme qu’il m’est venu. Bien au contraire, mon intention était de désacraliser la notion de « livre de… », d’affirmer qu’il existe non pas un livre mais des livres, que chacun a son livre et que chaque livre est une fenêtre ouverte sur le monde et sur ses mystères. Le Livre d’Amray, c’est celui qu’il écrit lui-même et qui est le fruit de sa volonté. Ce livre est sa seule liberté. 

Votre précédent livre était consacré à Abd el-Kader et il est présent à nouveau dans ce roman. Pourquoi cette figure revient-elle dans votre œuvre ? 

En effet, mon précédent ouvrage est une biographie d’Abd el-Kader et ce personnage figurait déjà dans un roman antérieur, Les Fils du jour. Dans mon chemin d’écriture, je parcours des problématiques en lien avec mon appartenance, l’histoire de mes ancêtres, leurs souffrances et ce qu’il en est des questions de transmission. Abd el-Kader est un homme extraordinaire, qui appartient certes à l’histoire de l’Algérie mais qui appartient tout autant à l’histoire de l’humanité. Il s’est battu avec dix mille hommes contre l’armée coloniale française qui en comptait cent mille et malgré cela, il a tenu quinze ans. Quinze ans de résistance. Puis fatigué, à bout de forces, il s’est rendu, mais la France est coupable de parjure à son endroit puisqu’elle l’a emprisonné au mépris de la parole donnée. C’est lui qui avec ses hommes, en 1860 à Damas, sauve douze mille chrétiens promis à la mort lors des funestes massacres qui s’y déroulent. Je reviens à Abd el-Kader parce qu’on a terriblement besoin d’une voix telle que la sienne aujourd’hui, face aux apôtres de la haine qui se déchaînent de toutes parts. Lui qui disait « tout être est mon être », et qui proclamait que juifs, chrétiens ou musulmans, nous sommes les mêmes devant Dieu.

Amray, dites-vous, choisit d’être le fils d’Abd el-Kader. Vous développez la thématique de la généalogie choisie et non subie. 

Oui, pour faire reculer l’ignominie qui le touche, Amray choisit Abd el-Kader comme père, mais il choisit aussi Saint Augustin et la Kahina, c’est-à-dire une généalogie plurielle, diverse, qui a des racines dans la judéité et la chrétienté autant que dans l’islam. J’appartiens, comme lui, à une histoire millénaire, nous sommes les fruits d’hommes et de femmes qui ont laissé des traces sur cette terre et dont nous nous réclamons. Il s’agit bien sûr de la terre algérienne, mais nulle part je ne nomme l’Algérie parce que le sujet du roman déborde l’Algérie pour aborder de façon plus générale la condition humaine dans le contexte des dictatures.

La poésie est très présente dans le roman. Il y a la figure de Jean Sénac mais également celle de Hamid Skif dont vous citez un étonnant poème.

Oui, c’est le poème de l’horreur infinie, qui stigmatise le mariage forcé, le viol légal via le mariage forcé. Ce poème vous explose à la gueule parce qu’il commence comme une comptine enfantine, « Pim pam poum », pour évoquer ensuite le « couscous au sperme chaud » et tourner en dérision les traditions surannées. Écrit dans les années 70, il a eu un énorme retentissement. Je voulais rendre hommage à Hamid Skif mort en exil à Hambourg il y a quatre ans. 

Votre roman est aussi une charge contre la religion, en particulier contre le clergé, contre ceux qui se piquent de jouer les intermédiaires entre Dieu et les hommes. 

Mon personnage fait le bilan de sa vie, détruite par les hommes de pouvoir, pouvoir politique et pouvoir religieux. Il s’adresse à ces détenteurs des deux grandes formes de pouvoir et leur dit : mon malheur vient de vous. Les Algériens en savent quelque chose, de ces dérives-là. L’homme est libre de s’adresser à Dieu ou pas, et de le faire sans passer par le clergé. Et cette liberté est ce que l’homme a de plus précieux. C’est en cela qu’Amray est un rebelle ; il a fait appel aux livres pour s’affranchir et reconquérir sa liberté. 

Nous avons évoqué les parents « choisis », mais il est aussi question ici des parents réels. Un père silencieux et brisé, une mère caractérisée par le désespoir et le renoncement. Y a t-il là quelque chose d’autobiographique ? 

La famille d’Amray a été laminée par les guerres. Son père a fait les deux guerres mondiales, il est épuisé. Amray, qui a sept ou huit ans, a face à lui un père de soixante ans, un père vaincu. Sa mère a été mariée contre son gré, elle est passée de l’enfance au statut de mère de famille sans transition. La souffrance est là, souffrance du renoncement et de la défaite. Mais cette mère a quand même l’énergie de l’inciter à partir et d’affirmer : « Chez toi c’est là-bas. » Elle lui fait ainsi un magnifique cadeau d’amour. La famille d’Amray a compris que rester est une forme de défaite, que la seule façon de se sauver est de partir. Alors oui, il y a des accents autobiographiques à ce roman, mais cela importe peu.

Vous faites référence au concept de « constantes » qui fait florès en Algérie et qui est un marqueur du discours politique. De quoi s’agit-il exactement ?

La notion de « constantes » fait référence à l’obligation qui pèse sur les individus de rester confinés à l’intérieur des constantes de leur identité telles qu’elles leur ont été transmises par les traditions. Tu es algérien, donc tu es arabe et musulman, tu ne peux pas évoluer, changer, ni rêver d’autre chose. Cette notion prévaut depuis les années 70. On est même puni par la loi si on remet en cause les constantes qui s’imposent à tous et restent figées. C’est une façon de refuser la diversité du monde, de nier à quiconque le droit de penser autrement, d’être autrement.

À propos d’Octavia, Amray dit : « Elle est mon utopie et le roman que j’écris. » Que voulez-vous dire ?

Je veux dire que l’amour sauve. Se donner le droit d’aimer, c’est reconnaître l’autre. Et reconnaître que l’autre peut prendre toutes les formes possibles. Dire « je », c’est accepter que « tu » existe, qu’il soit juif, chrétien, homosexuel, handicapé ou quoi que ce soit d’autre. C’est préserver la vie dans toute sa diversité. Le roman en train de s’écrire est un cri d’amour pour ceux qu’Amray a aimés ou qu’il va aimer. Le roman est son utopie ultime. 


BIBLIOGRAPHIE
Le Livre d’Amray de Yahia Belaskri, Zulma, 2018, 144 p.
 
 
D.R.
« L’homme est libre de s’adresser à Dieu ou pas, et de le faire sans passer par le clergé. »
 
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