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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Cécile Ladjali : l'espoir de réunir
Le dernier roman de Cécile Ladjali s'intéresse au thème de l'androgyne. Son personnage principal voyage entre deux sexes, deux genres et deux pays, l'Iran et la Suisse. Rencontre à Paris avec cette femme de lettres qui refuse les termes d'« écrivaine » et d'« auteure ».

Par William Irigoyen
2018 - 01
Une partie de l'année universitaire, il est professeur de littérature comparée à Lausanne. Le restant du temps, Bénédict Laudes retourne dans son pays de naissance, l'Iran, et dispense ses cours dans une faculté de Téhéran. Ce déplacement s'accompagne d'un changement d'identité. Dans sa patrie, il se prénomme Bénédicte, avec un « e ». Il redevient femme, son sexe d'origine. Du moins dans la journée. Car, la nuit venue, ce personnage à l'identité fluctuante doit basculer à nouveau dans l'autre sexe afin de pouvoir rendre visite à ses amis dont certains habitent les quartiers interlopes de la capitale iranienne.

Dans son dernier roman, Cécile Ladjali interroge la notion de frontières que nous traversons mais qui nous traversent aussi. Pas étonnant d'y voir cohabiter notamment des migrants syriens ou encore un chanteur britannique qui avait donné naissance au personnage mythique de Ziggy, David Bowie. Femme de lettres française née d'une mère iranienne qui l'a abandonnée à sa naissance, l'auteur renoue avec un thème qui la passionne depuis toujours. Ce livre, probablement l'un des plus politiques de son œuvre, du moins par sa thématique, est déroutant. Il rappellera que l'identité est une notion bien plus floue et donc complexe qu'il n'y paraît.

Ce nouveau roman serait-il le prolongement fictionnel de votre thèse soutenue en 2002, Androgynie et Hermaphrodite dans le texte décadent ?

C'est un thème qui m'a occupée pendant presque dix ans. Cette figure du double, du trouble m'a toujours fascinée car, comme l'affirme Virginia Woolf dans son essai Une Chambre à soi ou son roman Orlando, le génie et la beauté sont éminemment androgynes. La grâce se situe dans l'entre-deux. De façon scientifique et universitaire, j'ai réfléchi à cette identité variable. Je l'ai faite incarner ici par mon personnage principal. On peut dire en effet que c'est le prolongement romanesque d'une thèse qu'un professeur avait d'ailleurs sévèrement jugée. Selon lui, je mélangeais tout : poésie, recherche scientifique. On ne devait pas écrire une thèse de la sorte. Il avait raison. 

En parlant de mélange des genres, ne vous a-t-il pas fait le plus beau des compliments ?

Venant de sa bouche, c'était une insulte. Mais pour moi, les meilleurs livres ont des genres non identifiables. Chacun sait qu'il y a de la poésie dans le roman, qu'il y a du théâtre dans la poésie... Tout ce qui est classification, étiquette me déprime. Mon héros refuse d'ailleurs ces catégories. Il n'est jamais autant lui-même que lorsqu'il échappe à chacune d'entre elles.

Est-ce que le sous-titre de ce roman pourrait être « Question de frontières » ?

C'est un thème fédérateur de mon livre. Celui-ci se passe aujourd'hui, alors que la tragédie des migrants est toujours d'actualité. Il en est question dans la première partie. Des familles se cachent dans une chapelle déconsacrée, sur le campus universitaire. Il y a une scène importante. Pour s'amuser, les enfants migrants projettent sur les murs de la chapelle les cartes du monde à l'aide de vidéoprojecteurs du département de géographie. Les mondes se superposent, les frontières s'effacent à l'aune de cette « lanterne magique ». Toute la personne de Bénédict va ensuite tenter d'incarner ce rêve impossible... Ces migrants qui rêveraient d'être citoyens du monde sont chassés de chez eux. Mais la Suisse ne veut pas d'eux. Elle va les reconduire à la frontière. Il y a, dans les mouvements de ces corps et ces âmes, quelque chose qui contrarie profondément Bénédict. Cette logique de la frontière et du mur s'oppose à sa conception de l'humain. 

Ce roman s'intéresse en fait à tout type de frontières : sexuelle (homme/femme), géographique (patrie/étranger), mais aussi territoriale (mégalopole iranienne/paysage alpestre).

Bénédict a tendance à superposer les géographies, les lieux, les situations. Pour lui, tout est dans tout. Il y a d'ailleurs des géographies et des vies doubles au sein d'une même ville. Voyez Téhéran. Il y a ce qu'on appelle le birouni : c'est ce qui se passe chez vous. À la maison, vous pouvez écouter de la musique « satanique » – par ce terme, il faut comprendre américaine –, fumer du haschich, boire de l'alcool, organiser des parties fines à plusieurs si ça vous chante. En revanche, quand vous êtes dans l'andarouni, la sphère extérieure, tout change. Si vous avez un amoureux, vous ne pouvez pas lui tenir la main. Encore moins l'embrasser. Sauf que, aujourd'hui, la jeunesse en a assez de ce carcan et exerce sa liberté dans certains lieux alternatifs, situés par exemple sur les hauteurs de Téhéran, à l'abri des regards. Cet axe vertical est très important dans le livre. Il est l'image d'une ascension, d'une envie d'élévation chez certains personnages. Ces montagnes symbolisent la recherche d'air libre.

Ce thème littéraire est-il lié au fait que vous êtes « tout à la fois » – expression que l'on retrouve beaucoup dans votre œuvre – iranienne et française ?

J'ai toujours pensé que je n'étais ni iranienne ni complètement française non plus. Cela s'explique. Je n'ai jamais eu le sentiment d'être dans une forme de légitimité très claire avec la langue française. Je me suis toujours bagarrée avec elle. Je suis une ancienne dysorthographique. J'ai toujours eu, avec les mots, un rapport assez violent. Je mesure d'ailleurs une œuvre au corps-à-corps que je devine entre un écrivain et la langue. Les rapports entre ces deux parties sont loin d'être évidents. La langue, la nationalité française n'ont jamais été évidentes pour moi. J'ai d'ailleurs souvent menti sur mon identité. Mais je ne suis pas iranienne non plus même si j'en ai, paraît-il, le faciès. Quand je vais à Téhéran, c'est en tant que touriste. Je parle deux mots à peine de farsi. 

N'être ni iranienne ni française ne permet-il pas d'éviter une conception binaire de la réalité ?

Si. Pour moi, le manichéisme est vulgaire, il ne suffit pas. Bénédict, on l'apprend dans la deuxième partie du livre, est en fait une femme. Elle est née en Iran mais vit la plupart du temps en Suisse. Jusqu'à l'âge de treize ans, elle ne se pose pas la question de savoir si son identité est celle d'une fille ou d'un garçon. Elle est tout en fait : occidentale et orientale. Elle lit aussi bien L'Apocalypse de Saint-Jean récitée par son père que Le Cantique des oiseaux de Farîd-ud-Dîn ‘Attâr récité par sa mère, deux textes qui se ressemblent beaucoup d'ailleurs. À treize ans, en Iran, on lui fait rentrer dans le crâne qu'elle est une femme et que, à ce titre, elle doit porter le hijab. Tout cela la rend folle. Elle commence à développer de violentes crises d'épilepsie. Comme me l'a expliqué un de mes étudiants qui en est lui-même atteint, certaines personnes qui ont développé cette pathologie voient le monde en noir et blanc. 

Dans le roman, vous faites référence au chanteur anglais, androgyne à ses débuts, David Bowie. Vous a-t-il servi de modèle pour le personnage de Bénédict ?

Ça me fait plaisir que vous l'évoquiez. J'avais une passion déraisonnable pour lui. David Bowie est mort le jour où j'ai écrit la première page de ce roman. Je me suis dit qu'il fallait que j'en fasse quelque chose. Mais quelqu'un d'autre m'a en fait inspirée : Annemarie Schwarzenbach, personnage réel et qui figure entre autres dans Boussole, un roman de mon ami Mathias Énard. C'est plutôt à elle que ressemble ma Bénédicte. 

Ce roman est-il votre livre le plus politique ?

Peut-être. Mais c'est plutôt quand j'enseigne et je transmets que j'ai l'impression de faire le plus de la politique. Quand on pense sérieusement au langage on fait de la politique, disait Hannah Arendt. Quand j'écris – et j'essaie de le faire le plus sérieusement possible – je fais de la politique. Parce que je parle de l'humain en luttant contre cette fâcheuse tendance de la société à nous mettre dans des cases, à nous enfermer dans des genres. Si vous m'interrogez sur le devenir de l'Iran, je vous dirais que je ne suis absolument pas légitime pour en parler. 

Cet intérêt pour l'androgyne est effectivement lointain. Dans un précédent roman, Ordalie, vous écriviez : « La tendance de l'esprit humain est de se dédoubler, de cliver les situations, d'instaurer le duel là où la nature a sagement cherché à imposer l'unique. » 

Le mythe platonicien de l'androgyne m'accompagne depuis longtemps. Il s'agit d'un corps qui, à l'origine, a été coupé en deux. Depuis, les deux moitiés essaient de se retrouver pour pouvoir fusionner. De livre en livre, j'essaie de réunir de façon harmonieuse ce qui est opposé. Ordalie met en mots la passion amoureuse entre deux de mes maîtres : Ingeborg Bachmann, fille de nazi autrichien ; et Paul Celan, juif roumain rescapé de l'Holocauste. Ils se sont follement aimés. Leurs œuvres – romanesque pour elle, poétique pour lui – sont saturées par les motifs opposés du feu et de l'eau. J'essaie de montrer que leurs sphères antithétiques peuvent ne faire qu'une. Dans tous mes livres, il y a toujours l'espoir de réunir.



BIBLIOGRAPHIE
Bénédict Laudes de Cécile Ladjali, Actes Sud, 2018, 272 p.
 
 
© Hannah Assouline
« La langue, la nationalité française n'ont jamais été évidentes pour moi. Mais je ne suis pas iranienne non plus. » « De livre en livre, j'essaie de réunir de façon harmonieuse ce qui est opposé. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166