FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Rencontre



Par Jean-Claude Perrier
2015 - 09
En 1991, un Californien inconnu de 58 ans, Norman Rush, créait l'événement aux États-Unis en remportant avec son premier roman, Mating (Accouplement, Fayard, 2006, repris en Rivages/Poche en août 2015), le National Book Award for Fiction. Un livre partiellement nourri de son expérience personnelle comme volontaire du Peace Corps au Botswana, de 1978 à 1983. Très engagé politiquement à l'extrême-gauche, Rush avait été condamné à une peine de deux ans de prison durant la guerre de Corée qu'il avait refusé de faire, en tant qu'objecteur de conscience. Son premier livre, Whites (Les Blancs, Flammarion, 1988, Fayard, 2009), un recueil de nouvelles finaliste du Prix Pulitzer, portait un regard peu amène, très grinçant, sur les rapports entre les races en Afrique et la difficile acceptation de l'autre. Il revient aujourd'hui avec Corps subtils, son troisième roman, fruit d'un travail littéraire de plus de dix ans, constat désabusé de l'échec politique d'une génération d'Américains, juste avant la deuxième guerre en Irak. De passage à Paris durant l'été, ce francophile qui se revendique le disciple de Stendhal, a bien voulu répondre aux questions de L'Orient Littéraire, avec franchise et humour. Corps subtils pourrait bien être l'une des belles surprises de cette rentrée romanesque.

Comment se fait-il que vous ayez commencé votre carrière littéraire si tard??

Je suis un latebloomer, une fleur à éclosion tardive?! J'ai toujours beaucoup écrit, mais sans jamais publier. Sauf, en 1978, une nouvelle dans The New Yorker, sur mon expérience de l'enseignement. Sinon, j'écrivais des fictions expérimentales. Mais ce n'est qu'en Afrique, où j'ai passé cinq ans, de 1978 à 1983, que j'ai senti que j'avais besoin d'écrire quelque chose, nourri de l'expérience que j'y avais vécue.

Où?? Et quelle expérience??

Au Botswana, considéré par le gouvernement américain comme le pays anglophone le plus développé d'Afrique parce que ses dirigeants étaient favorables au capitalisme. Ma femme Elsa et moi avons été co-directeurs d'un programme de développement du Peace Corps, une ONG soutenue par les États-Unis. C'était aussi passionnant que difficile. Nous étions responsables de 820 bénévoles, gérant de multiples problèmes. À l'époque, Gaborone, la capitale du pays, ressemblait à Lisbonne durant la Seconde Guerre mondiale. C'était un nid d'espions russes, libyens… Durant ces cinq années intenses, je n'avais pas le temps d'écrire, et j'avais tant de matière?!

Ce n'était pas votre première expérience sur le terrain politique.

Non, durant la guerre de Corée, j'ai refusé d'aller me battre. J'ai dû lutter pour obtenir le statut d'objecteur de conscience car, aux États-Unis, il faut justifier pour cela d'une appartenance religieuse, et moi j'étais athée, chose rarissime dans mon pays?! J'ai été condamné à deux ans de prison, sur lesquels j'ai effectué neuf mois, avant d'être libéré sur parole. C'était dans un camp bien géré, mais pas un camp de vacances?! J'en ai profité pour écrire un thriller pacifiste que j'étais parvenu à faire sortir de prison. Mais ce n'était pas une bonne idée, et il n'a pas été publié?!

À votre retour aux États-Unis, qu'avez-vous fait??

On a pas mal bougé à travers le pays. J'ai été durant quinze ans bouquiniste, puis professeur d'éducation alternative et de creative writing, discipline dangereuse car elle évolue en circuit fermé, créant une espèce de caste d'intellectuels. Maintenant, depuis Mating, je vis de ma plume, modestement. 

Votre premier livre, Whites, était nourri de votre expérience africaine??

Tout à fait. Il s’agissait d’histoires montrant les difficultés de la cohabitation entre les Noirs et les Blancs, la difficile mixité entre les races, et l'acceptation de l'autre. 

Ensuite, il y a eu Mating, votre best-seller??

En effet, ce fut un gros succès, grâce au National Book Award. C'était l'histoire d'expatriés américains au Botswana, étudiés par une femme, une anthropologue, et qui se posent en bienfaiteurs de l'humanité. Le livre a beaucoup plu aux femmes, grandes lectrices de fiction. Mortals, mon roman suivant (De simples mortels, Fayard, 2007), reprenait un peu le même thème, mais d'un point de vue utopiste, et se situait sur un fond de violence et d'insurrection. 

Et puis, il y a votre dernier, Subtle bodies, paru aux États-Unis en 2013, qui rompt avec l'Afrique, mais pas avec votre inspiration politique??

Lorsque nous sommes rentrés aux États-Unis, j'ai mis beaucoup de temps à me réadapter. C'est un pays étrange du point de vue de sa situation politique, bien plus que l'Afrique?! J'ai écrit ce livre en 2002, juste avant l'invasion de l'Irak. Il y avait, aux États-Unis et en Europe, un fort mouvement contre la guerre. J'en étais. Mais nous, contrairement aux Français, on n'a pas réussi à empêcher notre pays de faire cette guerre. Une erreur monstrueuse, dont on subit les conséquences encore et de plus en plus. Le conflit n'est pas fini, surtout en Irak, et Daech sert aux Américains de justification rétrospective?: «?Vous voyez, on a bien fait d'y aller.?» C'est de tout ce contexte dont est nourri mon livre.

Quel regard portez-vous sur la situation politique dans votre pays, en campagne électorale pour les présidentielles de 2016??

En termes de politique étrangère, il n'y a pas tellement de différences entre les Démocrates et les Républicains. Sur le plan intérieur, Obama nous a vraiment déçus, mais il a subi une obstruction tellement forte de la part des Républicains que sa tâche n'a pas été facile. 

Vous êtes vraiment un Américain très atypique, de ceux qui plaisent beaucoup au public français… 

Peut-être parce que mes grands-parents maternels étaient des Français de la Nouvelle-Orléans, classés parmi les Noirs à cause d'un ascendant lointain. C'est un secret de famille découvert par hasard. En Californie, j'ai étudié le français avec une prof française, mais j'ai peu pratiqué votre langue. En revanche, je peux lire en français. Gide, que j'admire profondément, Mauriac ou encore La chartreuse de Parme, qui provoqua en moi comme un coup de tonnerre. Stendhal, c'est mon modèle.

Votre prochain livre??

Un recueil de nouvelles, Que faire??, en français, où chaque histoire vise à démontrer que la politique ne marche pas aux États-Unis. Le monde part en fumée, et «?que faire?»??





 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Corps subtils de Norman Rush, traduit de l'américain par Hélène Papot, Rivages, 2015, 270 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166