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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Hanna Dyâb : voyage en Occident d’un conteur oriental


Par Georgia Makhlouf
2015 - 08
Le récit de voyage de Hanna Dyâb est un ouvrage qui va faire date. Car non seulement il représente le regard d’un Oriental sur le monde méditerranéen et la France de Louis XIV, mais cet homme « ordinaire » est un conteur hors pair qui va voler au secours d’un Antoine Galland en pleine rédaction des ses Mille et une nuits mais qui semble en panne. Dyâb lui racontera pas moins de seize contes, dont deux des plus célèbres et qui deviendront des « best-sellers » mondiaux, à savoir Aladin et Ali Baba. Ces contes sont dits « orphelins » parce qu’on ne leur connaît aucune source arabe et c’est donc bien à Hanna Dyâb qu’on les doit. Étrange destin que celui de ce jeune maronite d’Alep qui cherchait avant tout à échapper à sa condition et à tracer « sa propre voie », et qui s’engagea dans le noviciat puis se mit au service d’un marchand provençal pour y parvenir : il tombera dans l’oubli quand le nom d’Antoine Galland – qui le cite incidemment dans son journal mais se garde bien de s’étendre sur tout ce qu’il lui doit – brille encore de mille et un feux. 

Cette traduction nous le restitue enfin, dans la vivacité de son style, la précision de ses observations, son sens de la mise en scène et sa maîtrise des ressorts de la narration. Qualités d’autant plus remarquables que l’homme a entrepris son périple alors qu’il a vingt ans à peine, mais le rédige cinquante-quatre ans après être rentré au pays. Il se livre ainsi à une méditation sur la vie et il manifeste une liberté de ton plus grande que la plupart des auteurs de récits de voyage, évitant les lieux communs et s’embarrassant peu d’une érudition qu’il se complairait à étaler. Son récit devrait intéresser nombre de lecteurs, pour l’originalité du témoignage historique, l’acuité du regard et la formidable souplesse de la langue, ce « moyen arabe » qui navigue de façon si adéquate entre oralité et formes écrites. Entretien avec Paule Fahmé-Thiéry qui a traduit Hanna Dyâb et qui a retrouvé avec un plaisir immense la langue de l’Alep de son enfance sous la plume du conteur. 

Comment s’est faite votre rencontre avec ce texte étonnant ?

C’est dans le cadre de mes recherches sur les récits de voyage dans des manuscrits arabes des XVIIe et XVIIIe siècles que j’ai rencontré celui de Hanna Dyâb. J’avais déjà travaillé sur le célèbre récit de voyage du Patriarche Macarios en Russie en 1653. D’autres récits de voyageurs orientaux m’avaient permis d’approfondir ce genre dans le cadre de séminaires à l’École Pratique des Hautes Études. C’est là qu’en 2009, Bernard Heyberger m’a proposé ce long récit, rédigé dans le dialecte de ma ville natale et demeuré inédit. C’était au départ juste « pour voir ». J’ai « vu » et j’ai plongé quatre ans durant dans la traduction de ce récit passionnant.

Qui était donc ce Hanna Dyâb ? Et que nous dit son style d’écriture sur l’homme et le conteur ?

Tout d’abord, j’ai envie de souligner l’immense plaisir que j’ai pris à écouter et faire entendre la voix de cet homme, parti à vingt ans sur les routes et racontant ses aventures à près de quatre-vingt ans. L’histoire de ce jeune employé de marchands provençaux installés à Alep est proprement extraordinaire. Il tente une expérience monastique au Liban, se fait secrètement embaucher par un voyageur français, Paul Lucas, visite Beyrouth et y découvre les Khazen, fermiers d’impôt chrétiens habillés à l’ottomane, embarque à Saïda, visite l’Égypte, la Lybie, la Tunisie, l’Italie, traverse des tempêtes, affronte des corsaires et débarque à Marseille. Remonté en diligence vers Paris il présente à Louis XIV des Gerboises, inconnues des amateurs de sciences de l’époque, loge une année durant au-dessus du pont Saint-Michel et rencontre Antoine Galland qui rédige ses Mille et une nuits. Galland est à ce moment en panne de contes ; il demande à Hanna Dyâb de lui en rapporter. Hanna s’exécute « volontiers » écrit-il, et transmet à l’illustre orientaliste « quelques » contes dont Ali Baba et Aladin, qui connaîtront un fabuleux succès. Hanna Dyâb écrit dans une langue familière et colorée, quasiment la même que celle de mon enfance, près de trois siècles plus tard. Il utilise la souplesse du dialectal pour restituer des situations, parfois scabreuses. Il invente à coups de suffixes et de déclinaisons de nouveaux mots qui expriment excellemment ses états d’âme. Au-delà de ses talents de conteur, son écriture est singulière : il parle de ses craintes, de ses plaisirs de ses étonnements.

Hanna Dyâb est un homme « ordinaire » dirons-nous. Quelles sont donc les motivations de son incroyable périple, et pourquoi décide-t-il de le raconter tant d’années après son retour ?

C’est effectivement un « common man », un serviteur qui a notamment appris le français, mais aussi la cuisine et le ménage, écrit-il, auprès des marchands provençaux d’Alep ; il a donc acquis quelques talents. Mais il est le cadet d’une vaste fratrie chrétienne qui a bâti les réseaux de son ascension sociale. Ses choix de vie ne sauraient s’écarter des normes sans entraver les processus d’ascension sociale en cours. Or, avec une petite dose d’insoumission, il cherche sa propre voie : il quitte Alep secrètement car, dit-il en parlant de ses frères « s’ils l’avaient su, ils ne m’auraient pas laissé partir » ; à Saïda, il se rebiffe face au correspondant qui lui remet une lettre comminatoire lui intimant l’ordre de rentrer à Alep : « Je suis à présent un homme qui fixe sa propre voie. » Lorsque son futur patron l’interroge sur son périple il explique, un peu bravache, qu’il désire « explorer le monde ». Il est vrai que l’écriture différée de ce récit, plus de cinquante ans après les faits est étonnante et je rejoins pour ma part une piste de réflexion ouverte par un jeune universitaire allemand qui distingue en Hanna Dyâb deux personnages : le narrateur et le voyageur. Le récit du voyageur est celui des aventures et des péripéties, l’écriture du narrateur est une réflexion sur soi, un « ego-document ». Dans ce sens c’est une entrée en modernité.

Quelles sont les découvertes que l’on fait à la lecture de ce texte ? Qu’est ce qu’il nous dit sur le monde et la société de l’époque ?

Ce texte foisonnant fait la part belle aux descriptions classiques et s’attarde sur ce qui habituellement étonne les voyageurs orientaux en Occident : machine à curer le port de Marseille ou horloge astronomique de la cathédrale Saint-Jean à Lyon pour ne citer que quelques exemples. Hanna raconte aussi sa découverte de l’usage des pots de chambre car il est habitué aux latrines équipées d’eau courante. Il admire l’organisation de l’éclairage à Paris et nous renseigne sur l’urbanisation. Une autre constante de ce récit est la rencontre de Hanna et d’Orientaux aux quatre coins de la Méditerranée. 

Qu’apprend-t-on sur les Mille et une nuits ?

La découverte du récit de voyage de Hanna a singulièrement enrichi le champ d’étude des Mille et une nuits. C’est le recoupement de son récit et du Journal parisien de Galland qui a permis d’attester l’origine de ces contes réécrits par Galland, mais aussi l’identité de « Hanna le maronite » tel qu’il apparaît dans le Journal de Galland. Le texte de Hanna était longtemps resté anonyme. C’est donc une origine orale de ces contes que l’on découvre, telle que portée par Hanna Dyâb. On a ainsi pu parler d’une « composante franco-syrienne » des contes des Mille et une nuits. Une autre manière de faire la connexion entre Hanna Dyâb et les contes réside dans sa maîtrise de l’art du conte et notamment dans sa capacité à enchâsser une histoire dans l’autre, procédé caractéristique des Mille et une nuits…
 
Quelles ont été les plus grandes difficultés de l’entreprise et ses plus grands bonheurs ?

Les difficultés rencontrées sont celles inhérentes à une traduction telle que celle-ci : texte long, 174 folios, peut-être l’un des plus longs de ce type, ratures nombreuses et rajouts en marge qui ont cependant la vertu d’étayer l’hypothèse d’un manuscrit autographe. 
Mais le véritable bonheur réside dans la découverte d’un Aleppin affirmant son individualité au XVIIIe siècle et la construisant, entre emprunts et invention, entre respect des normes et transgression, entre discours convenus et jugements personnels… Ce chrétien imite l’Occident, ici le « franji » qu’est Paul Lucas, en adoptant ses manières tout autant que ses dissimulations, mais cette imitation laisse la place à son invention, à son attestation de lui-même. Cette exploration du « moi », cette écriture tardive de son récit de voyage porte peut-être l’esquisse de ce que Goethe appelle « un héros prenant son destin en main ».




 
 
« La découverte du récit de voyage de Hanna a singulièrement enrichi le champ d’étude des Mille et une nuits. »
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166