FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Rencontre
Charles Rizk : l’impossible État libanais
Les Libanais auront-ils jamais un État leur permettant de dépasser le communautarisme et l’allégeance à des puissances étrangères ? Telle est la question posée dans Entre l’anarchie libanaise et la dislocation syrienne par Charles Rizk.

Par Tarek Abi Samra
2015 - 07
Ancien ministre de la Justice dont le rôle fut capital dans la création du Tribunal spécial pour le Liban, Charles Rizk a, à son actif, plusieurs ouvrages, notamment Entre l’Islam et l’arabisme (Albin Michel, 1983) et Les Arabes ou l’histoire à contresens (Albin Michel, 1992). Pour son récent livre, M. Rizk vient de recevoir le prix Michel Zaccour, remis lors d’une cérémonie à la Villa Audi le 19 juin dernier. 

Fondé en 2013, ce prix récompense chaque année le meilleur essai traitant du Liban, rédigé en arabe, en français ou en anglais. L’un de ses objectifs est de célébrer la mémoire de ce grand homme que fut Michel Zaccour, né en 1897 et mort si jeune en 1937, quelques années avant la réalisation de l’indépendance, dont il fut, à l’instar de ses amis et compagnons de lutte Béchara el-Khoury, Camille Chamoun et Hamid Frangié, l’un des architectes. Député puis ministre de l’Intérieur, il fut un journaliste de renom et fonda en 1921 le quotidien Al-Maarad qui sut accueillir les meilleures plumes libanaises de l’époque, comme Gibran Khalil Gibran, Mikhaïl Naïmy et Amin Nakhlé. Il lutta durant toute sa carrière pour l’indépendance de son pays et s’opposa souvent aux autorités françaises, ce qui lui valut le surnom de l’enfant rebelle.

C’est à l’occasion de la remise du prix portant son nom que nous avons rencontré Charles Rizk. 

Étant donné que Michel Zaccour fut l’un des précurseurs de l’indépendance du Liban et que votre livre traite abondamment de l’inachèvement de cette indépendance, que représente pour vous l’obtention du prix portant son nom ?

L’une des idées maîtresses de mon livre est que nous n’avons pas été dignes de l’héritage d’hommes exceptionnels tels que Michel Zaccour. J’ai toujours cru que le Liban était destiné à devenir un pays indépendant : surtout en raison de sa composition démographique et de sa position géographique, qui en ont fait un laboratoire du vivre-ensemble entre les différentes communautés qui le composent. Michel Zaccour fut l’un des premiers à avoir eu cette vision de l’avenir de notre pays. Obtenir le prix qui porte son nom est à la fois un honneur et une responsabilité : je tâcherai de me montrer digne de son héritage. 

Comment êtes-vous entré dans la vie politique ? 

C’était au début des années soixante, alors que je préparais ma thèse de doctorat à Paris. Suite à mes résultats universitaires, je reçois une lettre de félicitation rédigée à la main, du président de la République, Fouad Chéhab, m’informant qu’il voudrait me joindre à son équipe de travail dès mon retour au Liban. Flatté, je suis revenu dans mon pays.

Vous évoquez dans votre ouvrage le président Chéhab avec beaucoup d’admiration…

Avoir connu de près un tel président est à la fois une bénédiction et un fardeau. Une bénédiction car c’est une chance que d’avoir, si jeune, été proche du plus grand président que le Liban ait jamais connu. Mais ce fut aussi un fardeau : ayant débuté ma carrière politique à l’ombre d’un tel président, j’ai subi par la suite déception après déception. À l’exception d’Élias Sarkis, les successeurs de Chéhab (dont j’ai connu la plupart et travaillé avec quelques-uns) ne m’ont pas beaucoup impressionné : on est passé du mauvais au pire, pour enfin finir avec l’avant-dernier président à qui j’ai tourné le dos parce qu’il me demandait de saborder le Tribunal spécial pour le Liban.
 
Vous qualifiez la guerre civile libanaise de suicide collectif. Pouvez-vous expliquer cette idée ?

Je suis en désaccord avec ceux qui parlent de la guerre des autres sur notre sol. C’est plutôt le contraire : nous avons fait faire aux autres notre propre guerre. Nous les avons attirés en faisant le vide, en échouant à constituer un État qui détienne le monopole de la puissance publique. La crise dans laquelle le Liban se débat encore a commencé en 1969 avec l’Accord du Caire quand, par peur de la soi-disant armée de libération de la Palestine et de Yasser Arafat, nous avons abandonné notre souveraineté sur le Sud-Liban. Cette ignominie a été adoptée à l’unanimité des parlementaires chrétiens et musulmans – à l’exception de Raymond Eddé qui a su garder sa dignité. Arafat gouvernait pratiquement le Liban en ce temps-là. De cet accord, il ne pouvait résulter que la guerre puisque la moitié des Libanais étaient contre cette abdication de souveraineté bien que leurs députés l’aient ratifiée. Les mêmes députés se sont prévalus par la suite de la souveraineté face aux Palestiniens.
 
Selon vous, quels ont été les effets à long terme de cet accord ?

Avec l’Accord du Caire, nous n’avons pas seulement cédé notre souveraineté sur une partie de notre territoire, nous avons détruit notre régime parlementaire. Un régime parlementaire consiste essentiellement en l’organisation en deux pôles de la vie politique, en la coexistence d’une majorité exerçant le pouvoir et d’une minorité qui s’oppose à elle. Mais dans le cas précis du Liban, ceci ne peut fonctionner que si majorité et minorité sont toutes les deux multiconfessionnelles. Sinon, l’on assisterait au spectacle de plusieurs blocs confessionnels déchiquetant les institutions de l’État comme c’est le cas présentement, et non à celui d’une majorité et d’une minorité se repassant le pouvoir. Fouad Chéhab a œuvré pour consacrer cette dualité politique et non confessionnelle ; c’est précisément ce qui a rendu possible en 1970 l’élection de Sleiman Frangié par une seule voix de majorité, les députés ayant voté pour lui appartenant à toutes les confessions. Pouvons-nous imaginer chose pareille aujourd’hui ? Si nous élisons maintenant un président sans l’accord préalable des deux tiers ou même des trois-quarts des députés, c’est la guerre civile. La situation extrêmement déplorable du Liban remonte à cette brisure que fut l’Accord du Caire : en cédant notre souveraineté sur une partie de notre territoire, nous avons détruit et l’État et le régime parlementaire. Il n’est donc pas surprenant que nous n’ayons pas actuellement un président de la République. À strictement parler, nous n’avons même pas de parlement puisque les députés renouvellent eux-mêmes leur propre mandat.

Comment percevez-vous la situation politique actuelle du Liban ?

Nous sommes en présence de trois blocs confessionnels qui se sont réparti le pays. D’un côté, un bloc chiite, succursale iranienne : le Hezbollah ; de l’autre, un bloc sunnite, succursale saoudienne. Et il y a un bloc chrétien. Mais au lieu de jouer le rôle de tampon entre sunnites et chiites, il s’est divisé en deux parties, chacune servant d’armée de réserve à l’un des deux grands blocs. Je suis malheureux de cette déchirure de notre société, mais je constate froidement les faits.
 
C’est donc une vision assez désespérée que vous exposez dans votre livre… 

Vision triste mais non désespérée, car je pense que les Libanais commencent à réaliser qu’ils ne doivent pas compter sur l’étranger. En tout cas, je crois que d’une part, les sunnites se sont rendu compte de l’inutilité d’avoir fait cause commune avec les Palestiniens en 1975 ; et que d’autre part, les chrétiens ont définitivement renoncé à faire une alliance avec les Israéliens. D’ailleurs, ce sont les Israéliens eux-mêmes qui, à l’époque, les ont laissés tomber. Reste les chiites et leur option irano-syrienne. Je pense qu’ils la délaisseront un jour, peut-être pas totalement, mais ils réaliseront au moins les limites d’un tel positionnement. Tous les Libanais comprendront finalement que le pays le plus menacé par la perpétuation du conflit entre sunnites et chiites, entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, le pays pour qui ce conflit pourrait être fatal, c’est le Liban. Une mission s’impose donc aux Libanais : œuvrer pour la réconciliation de ces deux communautés musulmanes. Ceci est d’un intérêt vital pour nous, et ce faisant, nous contribuerons peut-être à assainir le climat dans tout le Moyen-Orient.

À lire votre livre, on a l’impression que la solution des conflits libanais n’est pas à proprement parler libanaise, mais plutôt arabe et régionale. Vous parlez par exemple de l’impossibilité de concevoir une telle solution sans prendre en compte l’issue de l’affaire nucléaire iranienne, de la révolution syrienne et du conflit israélo-palestinien…

Connaissez-vous un seul pays au monde non tributaire d’un contexte régional qui le dépasse ? La France n’est-elle pas tributaire du contexte européen ? Et l’Allemagne ? Et la Russie ? Pourquoi désirez-vous que nous, Libanais, soyons différents ? On ne choisit ni ses voisins, ni ses frères et sœurs. On vit avec eux.





 
 
D.R.
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166