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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Wissam Hojaiban
2014 - 02
Né à Neuilly-sur-Seine en 1929, Dominique Fernandez est diplômé de l’École normale supérieure, agrégé d’italien et docteur ès-lettres. Fin connaisseur de la culture italienne, il a publié un Dictionnaire amoureux de l’Italie en deux volumes aux éditions Plon. En 1974, il révèle son homosexualité à l’occasion de la publication de Porporino ou les mystères de Naples, le roman qui lui a valu le Prix Médicis. En 1982, il obtient le prix Goncourt pour Dans la main de l'ange. De ses nombreux voyages (Italie, Russie, Portugal, Brésil, Bolivie, Liban, Syrie…), il a rapporté des albums illustrés par le photographe Ferrante Ferranti, dont un beau livre sur le Palais Sursock. En mars 2007, il est élu à l'Académie française au siège du professeur Jean Bernard. Son nouveau roman On a sauvé le monde, paru aux éditions Grasset, entraîne le lecteur dans le tourbillon de la Russie communiste et de l’Italie mussolinienne des années 1930.

Vous avez récemment publié un Dictionnaire amoureux de Stendhal. Votre intérêt pour Stendhal, lui, n’est pas récent, et vous aviez déjà beaucoup écrit sur lui. Ce livre vous a-t-il permis d’ajouter des éléments nouveaux??

Ce livre m’a surtout permis de parler de tout ce que j’aimais chez Stendhal. On ne peut tout de même pas écrire 800 pages sur quelqu’un qu’on n’aime pas?! J’avais lu Le rouge et le noir à 14 ans et mes lectures de Stendhal se sont accumulées depuis. La formule du Dictionnaire amoureux m’a permis justement de laisser libre cours à mes préférences. Le livre est venu très spontanément. Certains articles du livre sont venus tous seuls. Pour d’autres, j’ai dû faire des recherches, mais je peux dire que le gros du livre était déjà en moi. Stendhal a sans doute été l’un des esprits les plus libres de la planète. C’est sa liberté d’esprit et son indépendance vis-à-vis du pouvoir et du monde qui me plaisent le plus chez lui.

Votre livre Le voyage d’Italie?: Dictionnaire amoureux a inauguré la fameuse collection des «?Dictionnaires amoureux?», devenue très prisée. On remarque dans ces livres que le choix des thèmes est souvent très subjectif. Pourquoi, par exemple, aucun article sur Florence dans ce livre??

Pour moi, Florence est un cimetière et n’a aucun intérêt. Dans ce livre, je parle de ce que j’aime?: Naples, la Sicile, l’Italie «?profonde?». Il y a par exemple un article sur les bandits, non pas à cause de mon amour pour les bandits, mais parce qu’ils représentent justement cette Italie du fond et font partie intégrante de son histoire. Il faut dire qu’aujourd’hui, les choses ont un peu changé: il y a quelques décennies encore, on pouvait être attaqué par des bandits sur les routes. Il n’y a aucun article, en revanche, sur le fascisme. J’ai laissé de côté la politique et j’ai préféré parler de littérature, de musique, d’opéra… Encore une fois, c’est bien cela l’idée du «?Dictionnaire amoureux?»?: un florilège de ce qu’on aime?!

Vos deux passions?: l’Italie et la Russie, très présentes dans votre dernier roman. D’où viennent-elles?? Et trouvez-vous des points communs entre ces deux pays??
 
J’ai lu à l’âge de 15 ans Guerre et Paix, l’un des plus grands romans de la littérature mondiale. Depuis, mon intérêt pour la Russie a grandi. Je pense que la culture est plus vivante en Russie qu’en Occident?: les gens lisent beaucoup, vont souvent au théâtre, aux concerts… Pour ce qui concerne l’Italie, c’est plutôt la beauté qui m’attire?: l’architecture, la peinture… J’ai effectué mon premier voyage en Italie à l’âge de 20 ans. Ce fut le coup de foudre?: moi qui ne connaissais que Paris et la Manche, je découvrais subitement la douceur de la Méditerranée, sa couleur et son bruit si particuliers. Et puis la chaleur des gens, leur accueil... Cette révélation m’a amené à changer d’orientation professionnelle?: alors que je me destinais aux Lettres classiques, à l’apprentissage du grec et du latin, j’ai décidé de suivre des études d’italien et je suis devenu professeur de langue italienne... La Russie et l’Italie ont en commun l’incurie et le désordre. Dans les deux pays, la bourgeoisie ne tient pas une grande place, et c’est justement cette conception peu bourgeoise de la vie et de la culture qui m’attirent. Malgré le climat, la Russie a un côté très méditerranéen?!
 
Depuis les années 80, votre collaboration avec le photographe Ferrante Ferranti a été très fructueuse, et vous publiez toujours ensemble des beaux-livres et des récits de voyage. Comment expliquez-vous l’harmonie entre vos deux visions, et comment se passent vos voyages??

Tout a commencé avec un grand voyage en 1983 dans l’Europe baroque, en Allemagne, à Prague, à Budapest… Chacun de nous a sa propre vision des choses, ce qui fait qu’il y a deux livres en un. Les photos de Ferrante n’illustrent pas mon texte, et mon texte ne commente pas les images de Ferrante. Nos deux visions sont parallèles. Une fois les images et le texte prêts, Ferrante fait ensuite le tri et agence le tout.

Un de vos grands thèmes est l’homosexualité. Votre roman L’étoile rose, publié en 1978, a marqué une génération de gays français et a même inspiré une circulaire ministérielle. Vous avez souvent écrit sur le «?gay-paria?», celui à qui la vie dans la marge permet de constamment questionner les normes. Dans le mariage gay d’aujourd’hui, ne voyez-vous pas le triomphe du conformisme sur le questionnement??
 
Il faut relativiser les choses. Depuis la loi sur le mariage pour tous, il n’y a eu que quatre cents unions gay en France?! La possibilité de se marier consacre l’égalité des droits, sans forcément pousser au conformisme. Tout dépend de la volonté et du tem­pérament du couple. Certains s’embourgeoisent, d’autres restent dans la contestation, cela leur revient. Ce qui m’a le plus choqué, c’est l’ampleur de la protestation contre le mariage gay. On a vu des foules de Français se soulever et défiler dans la rue. J’ai été surpris de voir cette résurrection terrifiante de l’homophobie en France. On a entendu des propos ridicules, comme ceux de certains membres du clergé qui ont déclaré que le mariage gay sonnait «?la fin de la civilisation?». Beaucoup d’autres pays ont voté le mariage gay depuis longtemps déjà, et tout ne s’est pas écroulé pour autant?!

Le héros de votre roman  Porporino ou les Mystères de Naples  est un castrat du XVIIIe siècle, un de ces chanteurs châtrés à la voix d’ange qui remplaçaient les actrices féminines dans les opéras, et qui étaient de vraies stars. La notion de droits de l’homme, venue du nord de l’Europe, a condamné cette pratique comme un rabaissement de l’être humain. Aujourd’hui encore, des façons d’être propres à certains pays (comme les hijras en Inde) ne  sont-elles pas mal comprises par les Occidentaux ?

Les hijras sont un phénomène très particulier, avec un côté sacré que je ne comprends pas toujours. Il faut dire que je suis personnellement très laïque. Et je trouve qu’en Inde, il y a trop de sacré et de superstitions. En revanche, il existe un phénomène propre à la ville de Naples et que je trouve très sympathique, c’est celui des Femminielli. Ce sont des hommes qui s’habillent et vivent en femmes, dans les quartiers très populaires où ils sont très bien intégrés. Ils sont parfois invités à des fêtes de naissance ou des mariages car on pense qu’ils portent bonheur. Ils existaient il y a quelques années encore, j’ignore s’ils y sont toujours, mais en tout cas les visiteurs venus du nord sont souvent surpris en les découvrant, car ce phénomène ne fait pas partie de leurs mœurs. 

Pasolini, tué sur une plage, le Caravage, mort mystérieusement au cours de sa fuite, et d’autres encore. Vos héros sont souvent des marginaux, des « voyous » géniaux dont la vie se termine sur ce qui peut sembler comme des échecs. En réalité, ces échecs sont des réussites éclatantes car ces fins s’inscrivent parfaitement dans le parcours des héros. Ils ont fui les conventions et l’idée de « faire carrière ». Quel exemple donnent-ils à une époque où le carriérisme triomphe ?

Le carriérisme a toujours existé, même au temps du Caravage. Mais on dirait qu’il est exacerbé aujourd’hui, grâce aux médias. La médiatisation empêche la marginalité. Contrairement au Caravage, qui est un grand génie de tous les temps, Pasolini n’était pas vraiment un grand cinéaste ou un grand poète. Même s’il a tourné quelques bons films, on ne peut pas dire que ce soient vraiment des chefs-d’œuvre. Mais c’est cette mort qui est venue éclairer tout son parcours, elle a été l’apothéose de sa vie et en a fait le véritable chef-d’œuvre. Sans cette mort entourée de mystère, on aurait sans doute très vite oublié Pasolini. 
En revanche, je ne prétends pas donner en exemple le parcours de ces héros. Les romans, comme le disaient les Grecs de leurs tragédies, servent surtout à la catharsis, c’est-à-dire qu’ils purgent le public, ainsi que l'auteur, de leurs propres passions. Goethe disait qu’il se suicidait lui-même à travers son héros Werther. C’est le cas d’ailleurs aussi de beaucoup d’œuvres d’art, de tableaux, d’opéras… Je pense que le public serait très embêté si je ne parlais que d’histoires heureuses !

Vous racontez que Luther, en visitant Rome, a été horrifié en découvrant qu’on s’y adonnait à toutes sortes de plaisirs. Le Sud a souvent été un refuge pour les Européens qui fuyaient l’austérité du Nord, notamment en ce qui concerne les mœurs. Ce thème vous a d’ailleurs beaucoup inspiré. Pensez-vous que ces différences culturelles subsistent toujours à l’heure de la mondialisation ?

Je pense qu’aujourd’hui encore il serait horrifié ! Le Sud a toujours été très païen, et les moeurs y ont toujours été plus libres. Je pense à tout le bassin méditerranéen, profondément païen, malgré les apparences, qu’on soit à Naples, en Sicile ou au Maghreb. On retrouve le même univers. Naples, par exemple, est une ville qui ne change jamais, ou très peu, elle n’en a que faire de la mondialisation et y résiste très bien.

Vous visitez souvent le Liban, la plupart du temps dans le cadre du Salon du Livre. Y retrouvez-vous cette culture méditerranéenne qui a tant marqué votre vie et votre œuvre??

J’ai été invité plusieurs fois au Salon du Livre, c’est vrai, mais c’est surtout au cours de mon séjour chez Lady Yvonne Cochrane, au Palais Sursock, que j’ai eu le temps de vraiment découvrir le pays. Je préparais un livre sur le Palais et je m’y suis senti très bien accueilli. J’aime beaucoup le Liban où je suis venu pour la première fois en 1995. Je retrouve dans la Méditerranée une unité dans la culture et les valeurs, cette douceur, cette gentillesse héritées des Grecs. En revanche, je trouve la ville de Beyrouth très peu agréable. On ne peut presque pas y marcher à cause des torrents de voitures. Elle est gangrenée par l’anarchie immobilière et la corruption. C’est dommage que les Libanais ne s’occupent pas vraiment de leur patrimoine urbain. À Naples, la corruption règne aussi, surtout dans la banlieue, mais ce sont les initiatives individuelles qui permettent parfois de sauver tel ou tel bâtiment dans le centre historique. Il y avait à Naples un pâtissier qui s’appelait Scatturcio chez qui les gens se cotisaient. Il leur donnait un petit reçu et l’argent allait dans une caisse commune pour restaurer une vieille église. À Palerme aussi, les gens sont de plus en plus sensibles à la préservation de leur patrimoine et certains élus, même corrompus, commencent à utiliser l’engouement pour la préservation comme argument électoral…


 
 
© Ji-Elle
La culture est plus vivante en Russie qu’en Occident : les gens lisent beaucoup, vont souvent au théâtre, aux concerts…
 
BIBLIOGRAPHIE
On a sauvé le monde de Dominique Fernandez, Grasset, 2014, 608 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166