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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Tarun Tejpal, figure essentielle de la littérature indienne contemporaine, passe le plus clair de son temps engagé dans son métier de journaliste d’investigation et exerce une influence déterminante sur les affaires de son pays.

Par Georgia Makhlouf
2012 - 07
Fondateur et rédacteur en chef du site d’information Tehelka.com et du magazine d’investigation du même nom, qui ont bâti leur réputation sur leurs enquêtes relatives aux maux de la société indienne et en particulier la corruption, Tarun Tejpal n’est pas seulement l’un des hommes les plus influents du paysage médiatique indien, celui qui a fait tomber un ministre et ébranlé un gouvernement. Il est également une grande figure de la littérature indienne contemporaine. Loin de Chandigarh, son premier roman, a été traduit dans une quinzaine de langues et a connu un immense succès en France, prix des Libraires 2007 et finaliste du Femina. Pour Histoire de mes assassins, paru en 2009 (et comme le précédent chez Buchet Chastel), le succès a également été au rendez-vous de cet ambitieux roman, véritable épopée d’une Inde complexe et bouillonnante, dans laquelle Tejpal n’hésite pas à bousculer l’image «?publicitaire?» de la «?shining India?», celle du miracle économique et de la modernisation, et à mettre en lumière l’envers du décor. Mais Tejpal est aussi éditeur, et c’est lui qui a publié le magnifique Dieu des petits riens de Arundhati Roy. Nous avons rencontré l’auteur, de passage à Paris à l’occasion de la parution de son dernier livre La vallée des masques chez Albin Michel. Pendu à son téléphone, en état d’alerte permanente, avec le débit de paroles incroyablement rapide de ceux qui n’ont jamais une minute à perdre, il s’est néanmoins montré attentif, plein de passion et d’humour pour évoquer son travail de journaliste et d’écrivain, les deux pôles indissociables et de sa vie et de son travail d’écriture. 

La vallée des masques se déroule sur une seule nuit, une longue nuit durant laquelle un homme attend ses assassins, les wafadars, anciens frères d’armes avec qui il a partagé de nombreuses années d’initiation, d’épreuves et de conquêtes au sein d’une communauté recluse dans une vallée inaccessible de l’Inde, et tentant de vivre selon les préceptes d’un gourou légendaire, Aum, le pur d’entre les purs. Durant cette nuit, le narrateur va raconter son histoire, la transcrire pour la comprendre et pour la transmettre. Cette fable aux dimensions philosophiques et politiques, Tejpal l’envisage comme une mise en examen des pathologies du dogmatisme, du puritanisme et du communautarisme. La question du pouvoir le hante littéralement. «?Au cœur de toute société se trouve une question centrale, celle du pouvoir. Que l’on soit en Inde, en Amérique ou au Moyen-Orient, si l’on n’interroge pas les mécanismes du pouvoir, on passe à côté de l’essentiel. Prendre le pouvoir, l’exercer, le conserver, le transmettre, ce sont là les questions-clés et pour moi, le défi principal, à la fois en tant que journaliste et en tant qu’écrivain. Mon travail d’investigation m’apporte la compréhension et la connaissance des réalités du terrain qui nourrissent à leur tour mon écriture de romancier. Je me sens proche à cet égard de Vargas Llosa qui a lui aussi cette double pratique.?» Le paradoxe, poursuit-il, tient dans l’aspiration fondamentale de tout être humain à la liberté, et néanmoins, «?dans le même temps, les hommes cherchent à se rassembler dans des structures collectives, des idéologies excluantes, des communautés fermées, et à cet effet, ils construisent des mythologies qui leur permettent de s’affirmer en tant que “nous” et de rejeter les autres?: “eux”?». La tentation d’adhérer à ces systèmes de pensée est d’autant plus vive que la complexité du monde met les individus en difficulté. Et face à cette difficulté, il y a un besoin de réponses simples. Les religions sont, bien entendu, englobées dans ces grands récits à vocation totalitaire, comme toute pensée, tout système où une élite affirme?: je sais ce qui est le mieux, non seulement pour moi-même mais également pour toi. Tejpal observe cette tentation totalitaire dans toutes sortes de sphères, dont celle de la politique américaine, de «?l’arrogance américaine?»?: «?Qu’ont-ils fait d’autre en allant en Irak que de dire?: c’est nous qui savons ce qui convient aux Irakiens?? Cela s’est terminé de façon tragique.?»

Mais Tejpal écrit des romans, non des analyses politiques ou sociologiques, et ce qui lui permet d’échapper à la démonstration, d’introduire de la complexité, c’est son travail sur le ton, sur le style. «?Il y a une beauté certaine dans ces utopies, qu’elles soient religieuses ou politiques. Au fondement de celles-ci, il y a de la beauté, et j’ai voulu rendre cette beauté sensible dans mon écriture. J’ai voulu placer le lecteur dans une relative incertitude, qu’il se demande de quel côté je suis, et vers où je souhaite l’emmener.?» Il explique également avoir travaillé sa langue afin de rendre compte de l’«?inflation du langage?», à l’œuvre dans les systèmes totalitaires, qui parviennent à justifier l’injustifiable en le nommant de façon acceptable, avec des mots tels que pureté, fraternité, égalité… Le processus est connu et se nomme l’endoctrinement. «?J’ai souhaité que le lecteur en fasse lui-même l’expérience, qu’il traverse lui aussi ce chemin.?» Au risque d’éprouver un malaise. Car ses livres ne sont pas là pour raconter de belles histoires et construire de gentils personnages, mais pour amener à comprendre la brutalité de l’exercice du pouvoir dans le monde. Face à cette brutalité et aux horreurs qu’elle engendre, «?notre pari le plus sûr est celui du pluralisme, celui de la multiplicité des cultures, des religions, des visions du monde?». Tejpal cite volontiers le Mahabharata comme sa principale source d’inspiration?: «?Le plus beau roman de l’histoire de l’humanité, celui qui pose toutes les questions auxquelles nous sommes confrontés, et dont la beauté nous ouvre l’esprit et le cœur.?» À l’inverse du Ramayana qui est davantage binaire, «?en noir et blanc?», le Mahabharata plonge d’emblée le lecteur dans la complexité des émotions et des comportements. Un livre de chevet pour Tejpal. 

Mais il est une autre question qui parcourt La vallée des masques et que l’on rencontrait également dans Loin de Chandigarh, celle de l’écriture elle-même, de sa genèse, des difficultés auxquelles doit faire face l’écrivain, des doutes qui l’accompagnent, mais aussi de ses vertus. Ainsi lorsque Karna, le héros, s’attelle à l’écriture de son histoire, il s’inspire d’un essai qu’il a lu et qui affirme que «?n’importe quel récit de vie est susceptible de représenter une planche de salut pour quelqu’un, le parfait remède aux peines d’un autre. En participant à la constitution d’une pharmacopée des récits du monde, nous apporterions notre contribution au soulagement des chagrins et de la souffrance?». Tejpal y croit vraiment, que les vraies et bonnes histoires ont un effet similaire à celui de certaines pilules vendues en pharmacie, qu’elles soignent les chagrins et consolent les âmes blessées. Et pour lui, alors, qu’en est-il des difficultés d’écrire, qu’on imagine sans peine dans sa vie à 200 à l’heure?? Il avoue n’avoir de toute façon ni de temps ni de lieu propices à l’écriture littéraire. Il rêvait d’écrire depuis l’âge de quinze ans et il s’y est mis plus tard, beaucoup plus tard. Il s’y est mis, dit-il, justement le jour où il a pris conscience qu’il n’aurait jamais de temps libre à consacrer à l’écriture, ni même de lieu calme et agréable, avec une fenêtre ouverte sur les arbres et les chants d’oiseau. Alors il s’est mis à écrire partout et tout le temps, dans un avion, un train, une voiture, sur un coin de table ou sur ses genoux, en attendant un rendez-vous, pendant une insomnie, de retour chez lui même tard dans la nuit… Il écrit donc de façon totalement indisciplinée. Les livres naissent et germent dans sa tête. Il attend que vienne le titre et que se forme la première phrase, puis il s’y met et il écrit sans relâche jusqu’à la dernière ligne. Et tout cela ne représente pourtant que 5 % de son temps, comparé aux heures d’effort et de travail que nécessite son rôle d’éditeur et de directeur de Tehelka. Pourquoi n’équilibre-t-il pas mieux ces deux registres?? «?Parce que mon travail journalistique est infiniment plus important en Inde que mon travail d’écrivain. Nous avons une réelle influence sur les affaires du pays, notre voix porte. Et cela fait peser sur nous une énorme responsabilité. Cet engagement, c’est quelque chose que je dois à mon pays. Dans un monde parfait, la littérature suffirait, mais comme on est loin du compte, je dois continuer à mener ma croisade pour que Tehelka survive. Notre existence est menacée en permanence et je dois me battre chaque jour pour trouver des financements. Je me sens, à cet égard, très proche de Carlos Fuentes qui disait qu’aucun écrivain d’Amérique latine ne peut écrire sans porter le fardeau de son peuple. Et moi, je porte le fardeau de l’Inde, de la fabuleuse histoire de ce pays. Je sens comme une dette, une loyauté totale à l’égard de ses pères fondateurs, Ghandi et Nehru, de leur vision et de leur projet. Et ce projet qui est au fondement de l’Inde, il faut le défendre car il est menacé.?»

Il y a en lui un guerrier et un artiste, il tente de faire de la place aux deux, mais la croisade est exigeante et difficile. L’écriture journalistique est une écriture d’affirmation quand l’écriture littéraire procède du doute, de la quête. Ses lecteurs le suivent sur ces deux chemins.





 
 
D.R.
« Dans un monde parfait, la littérature suffirait »
 
BIBLIOGRAPHIE
La vallée des masques de Tarun Tejpal, traduit par Dominique Vitalyos, Albin Michel, 2012, 320 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166